24 heures

Le jeu des deux espions (3)

© D.R

L’avocat des savants à Munich, maître Seidel, insiste pour que l’identité israélienne de Lotz soit dévoilée. Nous ne voudrions pas qu’un autre journal nous rafle ce scoop… C’est seulement en dégustant l’armagnac qui marque la fin du repas que j’ai l’impression de surmonter la barrière professionnelle qui me barre l’accès à la sensibilité de mon interlocuteur. – Ecoute, lui dis-je, laissons de côté ce que le Mossad a pu faire aux savants allemands au service de Nasser. Tu dois comprendre la psychologie israélienne, vingt ans à peine après l’Holocauste. – Vous avez reçu des réparations de l’Allemagne, des centaines de millions de marks… – Personnellement, en tant que juif, en tant qu’être humain, je me suis opposé à ce que le gouvernement d’Israël accepte ces réparations. Comme tu le sais, je suis né en Israël. Mais je n’ai connu ni les parents de mon père, né à Salonique, ni ceux de ma mère, née en Pologne, parce qu’ils ont été assassinés par les nazis, au même endroit, au camp d’Auschwitz. Aucune somme d’argent ne pourrait compenser cette perte. Né et élevé en Israël, je n’ai pas ressenti dans ma chair les méfaits de l’antisémitisme et de l’Holocauste, mais je sais que l’Etat d’Israël a été établi, aussi, pour que cela ne se reproduise plus. Lorsque des savants allemands se mettent au service de Nasser pour l’aider à produire des missiles sol-sol, des savants qui ont déjà travaillé pour le Troisième Reich, alors, comme tout Juif qui vit en Israël, je me sens menacé. Comme si les Allemands recommençaient à nous détruire. Vacek a pâli. Sa pâleur s’accentue lorsque je m’adresse directement à lui : – Voudrais-tu que la mort d’un Juif de plus, celle de Wolfgang Lotz au Caire, dépende de la conscience d’être humain, d’Allemand, et de celle de ton journal ? Six millions de Juifs au débit d’Hitler, un Juif au débit du Stern… J’entends le tintement de la cuiller d’argent qui tombe des mains d’Egon et heurte la soucoupe de la tasse de café. Il est furieux : – Toi aussi tu joues sur l’Holocauste? Ecoute-moi bien. Je n’étais qu’un adolescent à l’époque, je ne me sens aucune relation avec ce qu’a fait Hitler. Mais ton argument est valable. Je n’aimerais pas qu’un homme perde la vie à cause d’un article publié dans mon journal. Je verrai ce qu’on peut faire… Je me sens soulagé. La réaction d’Egon ne me surprend pas. Je le connais. Je suis heureux qu’il reconnaisse, comme moi, la limite entre le devoir professionnel et l’impératif moral de ne pas mettre la vie d’un homme en danger, même s’il s’agit d’un espion, même s’il s’est fait passer pour un Allemand bon teint. Dès mon retour à Paris, je rapporte le résultat de mon entretien au responsable du Mossad. Il va sans doute le transmettre à Meir Amit qui craint à juste titre que la révélation de l’identité israélienne de Lotz n’influe su le verdict du tribunal égyptien. Mon intervention à Hambourg n’est qu’une des centaines de démarches entreprises par le Mossad pour sauver la vie de Lotz. J’ai su plus tard que le responsable du Mossad s’était aussi adressé à l’un des propriétaires du Stern, un homme politique connu du nom de Butserius. Mais c’est auprès du général Gehlen que le Mossad a fait les démarches les plus pressantes pour sauver Lotz et sa femme, citoyenne allemande. Le service de renseignements allemand, le BND, a des agents dans toutes les capitales arabes. Par ailleurs, à l’instar d’autres pays pauvres, l’Egypte souhaite profiter de la puissance économique et industrielle de la nouvelle Allemagne. L’Egypte, avec sa démographie galopante, a besoin de l’aide de la RFA. Les agents de Gehlen trouvent donc des oreilles attentives dans les services secrets égyptiens, notamment celle de « Herr Doktor Mahmoud», responsable du programme balistique de Nasser, l’homme qui a recruté les savants allemands. Comme je l’ai dit, l’arrestation de Lotz au Caire a provoqué au Mossad la même question que celle de Cohen à Damas : pourquoi et comment ? Est-ce la complexité de la mission, qui a fini par attirer l’attention sur eux ? une couverture imparfaite ? Une trahison ? L’enquête serrée menée par le Mossad rassure Meir Amit. Personne n’a trahi dans les rangs de son service. Elie Cohen a été arrêté dans son appartement en train d’utiliser son émetteur radio à la suite de l’arrivée d’experts soviétiques en radiogoniométrie et d’équipements de précision destinés à faciliter le dépistage d’émissions clandestines. Quant à Lotz, à des centaines de kilomètres de Damas, il a été victime d’une opération préventive du contre-espionnage égyptien. C’est l’époque où Nasser resserre ses liens avec l’Allemagne de l’Est et où l’Allemagne de l’Ouest en prend ombrage. A la suite de l’invitation officielle en Egypte de Walter Ulbricht, président du Conseil d’Etat de la RDA, Bonn a menacé de rompre ses relations diplomatiques avec Le Caire. A la veille de l’arrivée d’Ulbricht, les services de sécurité égyptiens, soucieux de prévenir tout attentat contre la personne de leur hôte de marque, procèdent à une série d’arrestations parmi les Allemands citoyens de la République fédérale. Lotz a été pris dans les mailles de ce coup de filet. Néanmoins, même après la rupture des relations diplomatique entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Egypte, Bonn et Le Caire continuent d’entretenir des relations officieuses, et c’est l’organisation Gehlen qui contrôle ce canal de communication. Ce qui lui permettra d’intervenir en faveur du couple Lotz. Des années après, j’ai découvert au cours d’une visite au siège du KGB à Moscou, à la veille de la désagrégation de l’URSS, que les Soviétiques avaient exigé à l’époque un interrogatoire poussé de Wolfgang Lotz au sujet de ce qui, dans sa mission, concernait l’activité soviétique en Egypte. Le KGB voulait savoir ce qu’Israël connaissait de l’activité militaire soviétique en Egypte pour tenter de découvrir la source de cette information.

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