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Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (12)

Après 1945, sur les photos de promotion du Collège, les jeunes collégiens sont parés au goût du jour en France: cheveux taillés en brosse, et non plus gominés à la Valentino comme en 1930, pantalons knickers découvrant le mollet enveloppé dans des bas de laine. L’ambiance intellectuelle du Quartier latin se transporte instantanément à Fès : sans filtre adoucisseur. Une professeur, sur l’une de ces photos de classe, est presque le sosie de Simone de Beauvoir.
On ne sait pas grand-chose de cette deuxième génération, sinon son irrédentisme nationaliste. Sur la première, deux maîtres, tous deux conservateurs éclairés, nous ont laissé quelques bribes de témoignage. Paul Marty, lui, s’ingénie surtout à atténuer le choc culturel des premiers collégiens. Roger Le Tourneau lit, avec une sympathie inquiète, les dissertations de français des collégiens à la fin des années 1930 et s’alarme de leur modernisme exagéré.
Quand ils imaginent Fès en l’an 2000, ces collégiens pronostiquent que la ville neuve, où ils déambulent en groupes serrés, aura achevé de découronner la médina et de la reléguer aux oubliettes de l’histoire. Ils annoncent que le hurlement strident des sirènes couvrira la clameur des muezzins et que les cheminées crachant leurs colonnes de fumée charbonneuse l’emporteront en verticalité sur les minarets des mosquées. Entre ces deux témoignages, il y a un commun dénominateur.
Cette jeunesse inquiète, qui se sent ou se croit une "génération sacrifiée", est à la recherche de l’âme-soeur ailleurs que dans son milieu originel. Entre les garçons et les filles, encore écartées de l’instruction moderne, l’écart se creuse spectaculairement. Les jeunes Fassis conçoivent le couple comme le discours de leurs professeurs le leur suggère, comme le miroir du cinéma occidental et égyptien le leur révèle, comme la vitrine de la ville neuve le leur confirme. L’homme donne le bras à sa femme, dévoilée, bien sûr, tout en poussant, avec fierté, un landau, dans lequel gazouille un nourrisson. Tout ce qui relevait de l’espace privé et féminin bascule dans l’espace public et masculin. Il n’y a plus de territoire réservé. Et la spécialisation sexuée des rôles se redistribue selon d’autres critères et sur d’autres axes.
De telles aspirations poussent la shabîba à s’évader par le rêve et l’inclinent à une conduite de fuite. "A Paris! A Paris! A Paris!", s’exclame un héros dans une pièce de théâtre jouée en arabe moderne à Fès, à la fin des années 1920. Et les collégiens de reprendre en choeur ce quasi mot d’ordre d’une jeunesse à qui l’étranger donne l’irrésistible envie d’aller voir ailleurs que dans le dâr al islâm. Cette aspiration à l’évasion du réel est partagée par une fraction déjà significative de la haute société des femmes  à Fès.
Au sein des harems, ces gynécées patriarcaux où se reproduisaient à l’identique les grandes familles fassies, des tensions surgissent entre mères et belles-filles, qui échappent au genre intimiste et psychologique des histoires de femmes et entrent dans le mouvement de l’histoire. Les douairières se crispent sur la conservation de la tradition (al ‘âda) et interdisent l’innovation jusque dans la broderie, qui doit être taqlîdî, c’està-dire un décalque des formes anciennes. Les jeunes femmes aspirent au changement, parce qu’elles savent désormais qu’il y une alternative à l’enfermement, strictement contrôlé à l’entrée du dâr par la présence d’un gardien (bawab). Les chanteuses, telles que Oum Kalthoum ou la princesse libanaise Asmahan à la radio (déjà as Saout al Qâhira: «la Voix du Caire» et les actrices du cinéma égyptien jouant les femmes fatales, telles que Lella Munad, véhiculent une version orientale du modèle de la femme émancipée et de l’amour romanesque et attisent un imaginaire marqué par le désir de fuite. Sur les terrasses, qui sont le poumon de la maison fassie et l’exutoire des femmes enfermées, des discussions passionnées sur la condition de la femme musulmane se déroulent.
Le chant, la danse poussée jusqu’à la transe et le débat enflammé agissent comme une thérapie de groupe pour atténuer quelque peu la souffrance de la claustration. Fatima Marnissi rapporte l’effet induit par une chanson d’Asmahan: Ahwa, Ana, ana, ana ahwa! (Je suis amoureuse, je je je suis amoureuse!): "Les femmes étaient alors littéralement transportées d’extase. Elles se débarrassaient de leurs mules en les lançant en l’air et dansaient pieds nus autour de la fontaine, l’une derrière l’autre, relevant d’une main leur caftan et serrant de l’autre un partenaire imaginaire contre elles".
L’apprentissage des limites (al h’udûd), en quoi se résume l’éducation des filles, est pourtant mis à l’épreuve par la jeunesse masculine qui, de concert avec le Palais royal, va prendre l’initiative de la scolarisation des fillettes. En attendant, les h’udûd sont à la fois repoussées et maintenues par la sortie de la famille pour aller au cinéma Boujeloud. Pour les femmes de la bonne société, c’est la deuxième occasion de sortir, avec la fréquentation hebdomadaire du hammam. Mais la famille Marnissi transporte au cinéma la structure symbolique du harem. On loue quatre rangées à l’avance: deux pour la gens, plus une en avant et une en arrière, de sorte qu’aucun homme ne puisse être à proximité des femmes de la tribu au sens métaphorique. Les prostituées de Casablanca ne prenaient pas tant de précautions pour aller au cinéma. L’étude ethnographique, admirable de précision juste et d’humanité vraie, de Mathieu et Maury, nous apprend qu’elles s’identifiaient à Rita Hayworth, Ingrid Bergman et autres actrices d’Hollywood jusqu’au mimétisme: comme le révèlent les photographies saisissantes qui illustrent cette enquête.
Dans le Casablanca du premier Protectorat, les Européens ont l’impression grisante de vivre dans une ville à l’américaine et d’écrire l’histoire comme sur une page blanche. Mais la ville-phare du Protectorat ne tarde pas à être débordée et encerclée par la première génération des bidonvilles. Au bord de la crise de 1929, un voyageur cultivé peut encore célébrer cette ville tard venue et parvenue dans le réseau urbain du Maroc atlantique, parce qu’elle est le catalyseur d’une petite Californie à la Française. Casablanca "est à ma connaissance le seul acte français en dehors de la Grande Guerre qui ait étonné les Américains… car cette ville est un fait, un fait miraculeux, prodigieux, une réalisation inégalée due au génie français". Mais l’euphorie du colonisateur retombe vite en présence de la surdensification, qui étouffe la première médina, et de la prolifération de l’habitat spontané, qui envahit la friche urbaine et s’insinue dans les terrains vagues résiduels au coeur même de la ville européenne. Car à Casablanca, la ville coloniale se détache avec netteté de la ville marocaine, bien que celle-là joue à saute-mouton avec celle-ci.

«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet – Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages.

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