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Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (7)

La ville minière se détache de son environnement rural, sur lequel elle s’était d’abord brutalement surimposée, pour devenir le lieu d’exposition de la civilisation urbaine et le creuset d’une société où les appartenances tribales ou locales s’effacent devant le commun dénominateur de la condition ouvrière soumise aux contraintes du salariat: horaires fixes, discipline militarisée du travail en équipe dans les "recettes" de la mine, découverte du temps linéaire scandé par les sirènes des puits. En contrepartie, l’aliénation de son temps vaut au mineur des privilèges incommensurables: le pain quotidien à l’abri, sinon des cycles boursiers, du moins des aléas climatiques, l’accès aux premiers objets fournisseurs de supériorité sociale ostensiblement affirmée: le vélo, le poste radio.

Le rush sur Casablanca
De par sa localisation dans le Maroc semi-aride et déshérité, la ville minière est un écran stabilisateur de l’exode rural. Le chantier, lui, est une formule d’exode préparatoire: une propédeutique à la ville. Quant à l’exode rural proprement dit, celui qui attire les fellahs de l’intérieur et du sud vers les villes du littoral atlantique, il peut être quantifié et expliqué: qu’il s’agisse de ses raisons ou de ses modalités. Car c’est bien le surplus humain des campagnes, grossissant à vue d’oeil depuis la fin de la "pacification", qui, en se déversant dans les ports atlantiques, contribue au premier chef à déclencher leur croissance vertigineuse. La ville marocaine classique reste un milieu trop fragile épidémiologiquement et trop vulnérable sociologiquement pour constituer le moteur alimentant en circuit clos cet accroissement spectaculaire, dont le milieu résidentiel prend conscience, à partir de Noguès, qu’il menace de ruiner la construction politique échafaudée par le premier Protectorat.
En 1912, le Maroc comprend une seule ville où la population excède 100.000 habitants: Marrakech. Le recensement de 1952 en dénombre cinq. Outre la vieille cité Almoravide, qui atteint désormais 215.000 habitants, Fès avoisine 179.000 âmes et Meknès 140.000. Rabat suit de près avec 156.000 personnes et Casablanca fait déjà figure de monstre urbain avec 682.000 habitants. L’ensemble des Marocains dénombrés dans les vingt cités érigées en municipalités passe de 481.000 à 1.462.000 de 1921 à 1952. Ce triplement de la société citadine marocaine, réalisé en trente ans seulement, revêt trois traits principaux.
1- Cette croissance privilégie les villes du littoral atlantique et rend irréversible une tendance amorcée au XIXème siècle par l’ouverture forcée à l’économie de marché euro-atlantique. De 1936 à 1952, l’accroissement de Casablanca est de 165 %, alors que celui de Fès plafonne à 24 % et que l’essor de Marrakech, pourtant déversoir traditionnel du trop plein humain dégagé par le Sud profond, atteint à peine 13 %. Si bien que les villes de l’intérieur, qui abritaient 54 % de la population urbaine en 1921. n’en retiennent plus que 40 % en 1952. Cette confrontation numérique entre cités de l’intérieur et villes atlantiques annonce l’inexorable déclin du style de vie de la cité hadârî et le triomphe du mode de vie véhiculé par la ville occidentale. Tout se passe comme si le processus de citadinisation, faisant entrer les Marocains dans le moule de la ville musulmane, était submergé par le phénomène d’aimantation par la ville forgée par le capitalisme colonial, malgré les efforts de Lyautey pour retarder la rupture de l’équilibre citadin d’antan.
2- L’expansion urbaine n’affecte pas uniformément toutes les villes du littoral. Certaines, qui eurent leur période fastueuse au XIXème siècle, stagnent ou rétrogradent. Essaouira se vide de la majorité de ses Juifs en partance pour Casablanca et pour l’outre-Méditerranée et se traîne autour de 20.000 âmes. Azemmour périclite carrément: de 14.000 à 10.000 habitants. La percée des villes atlantiques en affecte trois: Casablanca, Rabat et Kénitra, qui abritent 29 % des citadins marocains en 1921 et 52 % en 1952. Casablanca absorbe l’essentiel de ce boom démographique urbain, puisque le grand port, voulu tel quel et choyé par Lyautey, recueille 39 % des Marocains citadins en 1952 contre 18 % en 1921. Pour les Marocains qui sont encore majoritairement des ruraux – c’est le cas de 75 % d’entre eux en 1952 – Casablanca symbolise simultanément la ville-lumière, lieu d’évasion où on vit verticalement, et la ville ogresse, dévoreuse d’hommes: à l’instar de Paris, ville mythique dans la poésie chleuh.
3- Le déversement des campagnes marocaines sur les villes est, jusqu’au milieu des années 1930, renforcé par l’émigration des Français et des Méditerranéens de la rive septentrionale. A Casablanca, la population européenne double de 1921 à 1936. pendant que la population marocaine triple. De 1936 à 1952, les Européens domiciliés à Casablanca s’accroissent encore de 86 %. Mais, entre-temps, les Marocains progressent de 322 %. L’écart est désormais irrattrapable entre les deux dynamiques de croissance. Les Marocains avaient toujours été prépondérants dans les vieilles cités de l’intérieur: 5 % d’Européens seulement à Fès comme à Marrakech en 1952 et 15 % à Meknès. Et ils opèrent non pas une reconquête des villes atlantiques, où ils ont toujours été majoritaires, mais une avancée numérique telle qu’elle minorise, sans la marginaliser, la ville habitée par les Européens. A Rabat, le pourcentage de ces derniers résiste assez bien grâce à l’effet "capitale administrative": ils représentent 30 % de population citadine en 1921, 26 % encore en 1952. Mais à Casablanca, ce pourcentage s’abaisse spectaculairement de 35 % à 20% pendant le même intervalle. A Alger et à Oran, l’Européen avait pu se croire presque comme chez lui: dans une ville méditerranéenne au sud de Marseille ou d’Alméria. Au Maroc, ce ne sera jamais le cas. Et à la fin du Protectorat, l’élément colonial est terrassé par la loi du nombre: même à Casablanca, ce bastion de la plus grande France concentrant 38 % des Européens, au début des années 1950.
Cet exode rural n’est pas une nouveauté radicale au Maroc. Il consacre, en l’amplifiant démesurément, un double mouvement tendanciel de la population marocaine, au moins pluriséculaire. Celui qui consistait en la descente des montagnards du pays Djebli et du Rif vers Tétouan, Tanger et Fès et en la remontée des gens du Sud transatlassique vers les plaines atlantiques: à la recherche de l’eau, d’herbages, de terre nourricière et, en cas de famine, de subsistance dans les villes, où le Makhzen disposait de grains. Mais, jadis, ce double mouvement migratoire était ralenti par la capacité d’absorption réduite des villes et par les conditions générales de la circulation des hommes. Tout voyage était semé d’embûches et prêtait à aventure souvent picaresque, comme en atteste la Reconnaissance au Maroc du marquis de Foucauld et, plus loin en amont, le ‘amâl al Fâs c’est-à-dire la littérature jurisprudentielle du XVIIème siècle codifiée par les lettrés de Fès. Sur les axes caravaniers (turuq as soItan), le Makhzen garantit une sécurité relative. Pèlerins, marchands, colporteurs, voyageurs de toutes sortes doivent s’abriter la nuit dans des gîtes d’étapes fortifiés (nzala) pour ne pas être détroussés. Sur les pistes où le pouvoir central est absent, le voyageur doit négocier au coup par coup une escorte protectrice contre rémunération (la ztâta).

«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet – Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages.

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