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Les civilisations à l’épreuve de la mondialisation (3)

Tous deux cherchent à construire la première histoire véritablement mondiale, la première historiographie universelle: elle doit à la fois relativiser la place de l’Europe (l’envisager comme une civilisation parmi d’autres), et comprendre sa singularité (le fait que c’est sous son égide et par son hégémonie que le monde a été unifié).
Pour cette « nouvelle histoire », l’histoire de l’Europe doit apparaître comme une histoire locale. Toutes les histoires traditionnelles (les histoires classiques de Thucydide, de Salluste, de Joinville, de Guichardin, de Machiavel…) ont été des récits portant sur des histoires particulières, propres à une société donnée, à une époque donnée : récits de guerres, de changements dynastiques, de crises politiques.
Quand elles cherchaient à prendre un recul temporel ou spatial, avec Gibbon, avec Voltaire, avec Ranke, elles étaient encore des récits ethnocentriques, des matériaux pour la construction d’une historiographie européocentrique.
Michelet était profondément gallocentrique, comme Ranke était viscéralement germanocentrique. Désormais l’histoire sera mondiale et mondialiste. Elle intégrera les faits, les événements advenus et archivés dans l’ensemble des grandes civilisations, celles du moins qui ont connu l’écriture bien avant l’arrivée des Européens. Désormais «les champs d’intelligibilité de la recherche historique » seront des «sociétés qui ont une extension bien plus grande, dans le temps et dans l’espace, que les États nationaux ou les Cités-États, ou n’importe quelle autre communauté politique»«Ce sont les sociétés, et non pas les États, qui sont les atomes sociaux qu’étudient les historiens».
Toynbee distingue au cours de l’histoire la succession d’une vingtaine de « sociétés » ou « civilisations », et évalue à 5 le nombre des grandes civilisations existant au Xixé siècle: Occident, Islam, Inde, Chine, Japon. Braudel, quant à lui, distingue 13 grandes civilisations existantes. Parmi les asiatiques il retient le Japon, la Chine, la Corée, l’Indochine, l’Insulinde, l’Inde, l’Islam. Il distingue 4 civilisations européennes : la latine, la grecque, la nordique, la russe. Braudel note la grande stabilité, la grande « fixité du logement» des civilisations et des cultures. L’auteur français oppose en effet les «cultures» aux « civilisations ». Les «civilisations» sont de grosses cultures; elles sont, pourrait-on dire, des «molécules» construites à partir du matériau élémentaires, des «atomes» que sont les «cultures»: «Une culture, c’est une civilisation qui n’a pas encore atteint sa maturité, son optimum, ni assuré sa croissance. En attendant, et l’attente peut durer, les civilisations voisines l’exploitent de mille manières».
Ainsi la civilisation européenne exploita-t-elle les cultures de l’Asie, grâce à ses comptoirs, avant de conquérir ou dominer ses grandes civilisations. Ainsi l’Europe colonisa-t-elle les cultures, les petites sociétés de l’Afrique aux XVIIIe et XIXe. « La règle ordinaire, c’est que les civilisations jouent et gagnent », c’est-à-dire l’emportent sur les cultures.
Mais la victoire des civilisations est fragile et souvent partielle. Le grand problème des conquérants, ce ne sont pas les victoires sur les hommes, mais celles sur l’espace. Il leur faut vaincre les distances, mettre sans arrêt le centre en communication avec ses frontières, lesquelles sont sans cesse menacées par des cultures remuantes, mobiles, instables, que l’on appelle les «Barbares»: des peuples nomades situés à la périphérie des peuples sédentarisés par la civilisation. Ainsi les Germains face à l "Empire romain; ainsi les Arabes, les Turcs, les Mongols, les Mandchous, les Tatars, qui, à différentes époques, menacèrent et quelquefois conquirent les empires pourtant redoutables de Byzance, de la Chine, de l’Inde. Deux grandes dates de l’histoire asiatique sont. nous dit Braudel, la conquête de l’Inde du Nord par Babur (Baiber) en 1526, et la fondation subséquente de l’Empire moghol ; et la prise de Pékin par les Mandchous en 1644, qui eut pour résultat la fondation de la dynastie des Ch’ing, dont le règne dura jusqu’à la Révolution de 1911.
Bien que d’abord historiens, donc concernés au premier chef par le déroulement du temps, Toynhee et Braudel sont également fascinés par l’espace et son rôle historique. Les sociétés, tout en étant des entités indépendantes, sont reliées les unes aux autres, tant dans le temps que dans l’espace.
Les relations qui peuvent exister entre deux sociétés situées à des périodes différentes sont principalement «l’apparentement» et «l’affiliation». L’affiliation, comme son nom l’indique, implique un lien plus fort, une proximité plus grande que l’apparentement : elle signifie une descendance directe, et non pas un simple lien indirect passant par des ancêtres communs.
Toynbee, vers 1930, entreprit la tâche gigantesque d’écrire la première véritable «Histoire universelle », une histoire des « sociétés», et non plus des événements arrivés dans la civilisation occidentale. Il appelle «sociétés» des ensembles culturels relativement vastes et durables, quelquefois pluriethniques et multiséculaires, ceux-là même que Braudel appelle des « civilisations». Ainsi parle-t-il de la « société occidentale», ou encore de la «société hellénique». Toynbee se montre très critique à l’égard des historiens occidentaux qui ont abordé l’étude des sociétés orientales.
Ils ont pratiquement méconnu ou ignoré les grandes civilisations de l’Islam, de l’Égypte ancienne, de Sumer, de Babylone, des Hittites, de la Chine, de l’Inde.
Ils ont concentré leur intérêt principalement sur les deux sources supposées de la civilisation occidentale : la Grèce et la Palestine. Ils se sont abandonnés à trois conceptions erronées et dangereuses : l’ethnocentrisme, la conception de l’Orient immuable (the unchanging East), et une conception unilinéaire du développement historique.
Braudel, économiste autant qu’historien, a voulu de son côté, élaborer une histoire économique du monde, formuler une première histoire des échanges à l’échelle de la terre: il s’intéressait, disait-il en 1979, à l’économie «étendue au monde entier », «mondialisée». Le dernier volume de sa vaste enquête s’intitule Le Temps du monde. C’est en quelque sorte une « étude chronologique » des formes et prépondérances successives de l’économie internationale. «Mondialiser» l’histoire, cela voulait dire pour Braudel intégrer enfin dans le discours historique les civilisations non occidentales: Islam, Amérique précolombienne, Japon, Chine…
La matière de l’histoire telle qu’il l’envisage, ce sont les « civilisations ». Qu’est-ce qu’une civilisation ? «Chaque univers de peuplement dense a élaboré un groupe des réponses élémentaires et a une tendance fâcheuse à s’y maintenir…
Une civilisation… est la mise en place d’une certaine humanité dans un certain espace. C’est une catégorie de l’histoire, un classement nécessaire.
L’humanité ne tend à devenir une… que depuis le XVe finissant. Jusque-là elle a été partagée entre des planètes différentes, chacune d’elles abritant une civilisation, ou une culture particulière, avec ses originalités et ses choix de longue durée. Même proches les unes des autres, les civilisations ne sauraient se confondre». Désor-mais, dit Braudel, il faut « tout situer à l’échelle du monde». Déjà dans son premier grand ouvrage, consacré à la Méditerranée au XVIe siècle.

• Gerard Leclerc
La Mondialisation culturelle
Les civilisations à l’épreuve

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