Chroniques

A dire vrai… La fin de la récré

© D.R

Ce dimanche matin, j’ai pris mon courage à deux mains et décidé d’aller me confier à mon ami Ba Jalloul au sujet de l’extra-terrestre qui m’a rendu visite à deux reprises dernièrement. Ce secret est en train de devenir lourd à porter. Arrivé au café, j’aperçois les habitués de sa table. À leur vue, je renonce à mon projet de révéler mon secret à Ba Jalloul. Je n’ai pas envie d’être pris pour un zinzin. J’attendrai le jour où mon ami sera seul.

Ils parlent football, sujet favori des terrasses de café du pays. Ils sont remontés contre l’équipe nationale, les responsables, les sommes englouties dans les salaires des entraîneurs, les primes des joueurs, les frais faramineux des voyages de l’équipe nationale. Cet argent serait mieux utilisé à améliorer les conditions de milliers de gens. Discours courant dans les chaumières. Les fans fréquentent de moins en moins les stades. Un boycott qui ne dit pas son nom. Voyant que la discussion s’éternise, je m’apprête à vaquer à d’autres occupations, quand Hamid lance :

– Dites, dans quel pays le football est une religion ? Le Brésil, n’est-ce pas ? Dans un an, ils organisent le Mondial ! Ils devraient donc être heureux ? Eh bien non ! Regardez ce qui se passe chez eux !

– Inimaginable, renchérit Karim. Des milliers de Brésiliens manifestent contre l’augmentation du coût de la vie, la précarité des services publics, la hausse des produits alimentaires et la corruption. Personne n’a vu venir la fronde. Ni les politiques, ni les syndicats, ni les députés…

– Ils s’indignent contre l’organisation du Mondial en 2014, précise Hamid. Ils considèrent que c’est du gaspillage au moment où les services publics sont déficients. À Rio, 100.000 ont manifesté pacifiquement. Puis ça a dégénéré. Parmi les protestataires, une majorité de jeunes qui ont perdu confiance dans les partis politiques. Les manifestations ont perturbé Rio de Janeiro, Sao Paulo, Brasilia, Belo Horizonte.

– Un jeune a déclaré : «Je suis ici pour montrer que le Brésil n’est pas seulement le pays du football et de la fête», ajoute Karim. «Il y a d’autres préoccupations importantes comme la santé et l’éducation».
J’ose intervenir :

– Je n’ai jamais compris comment un peuple puisse s’exciter et tirer une fierté nationale, au point d’arriver à des extrémités regrettables, pour un simple ballon que onze joueurs essaient de pousser au fond des filets de onze adversaires.
Ma réflexion m’attire des yeux incrédules. Je n’en fais pas cas et poursuis ma diatribe :

– Je ne comprends pas non plus que l’on vénère des joueurs qui tirent un argent fou de cette idolâtrie.
Je sens que j’ai dépassé les bornes. La répartie ne se fait pas attendre.

– C’est un plaisir d’assister à un match de football, me jette un des présents, le regard un tantinet suffisant. Mais pour ça, il faut être connaisseur, ajoute-t-il, sarcastique.
De sa voix grave, Ba Jalloul intervient :

– De tout temps, dans toutes les sociétés, le pouvoir a besoin de distraire le peuple. L’homme est de nature joueuse. L’homo sapiens est d’abord un homo ludens. Il y a 3.000 ans avant JC, on conçut le premier jeu de société en Égypte. On déplaçait des pions sur 3 rangées de 6 cases. Puis ce fut les jeux du cirque des Romains, les joutes de sport des Grecs, le football des temps modernes. Les États ne lésinent sur rien pour que leurs peuples s’extasient à voir leurs équipes battre leurs concurrentes. Des guerres par équipe de football interposées en quelque sorte.
Nous méditons le commentaire de Ba Jalloul. Celui-ci poursuit :

– Le Brésil a donné le signal. Cela devrait faire réfléchir les autres gouvernements. Ils ne peuvent plus compter sur les jeux pour distraire leurs peuples des problèmes. C’est la fin de la récré. Les gens veulent d’abord vivre bien, puis s’amuser. Les États auraient tort de croire qu’un océan les préserve du mouvement de colère qui agite le Brésil. Ils devraient écouter ses manifestants, être attentifs à la colère de sa jeunesse traumatisée par la crise, paralysée par l’avenir, sans illusions, sans confiance en la politique.
Voyant nos regards fixes, Ba Jalloul ajoute :

– Nos jeunes à nous sont accablés par le même désarroi. Pour l’heure, ils semblent résignés, indifférents. Mais, attention. Ils peuvent s’enflammer sans crier gare. De simples citoyens brésiliens qui n’ont rien de révolutionnaires ou d’extrémistes sont descendus dans la rue et ont osé braver le pouvoir. Ce n’est pas le fruit du hasard. Les politiques doivent offrir de réelles perspectives à la jeunesse, sinon ils préparent le terreau des extrémismes.
De simples citoyens… se sont brusquement retournés contre leurs dieux du football… et ont osé braver leurs gouvernants. Je reste songeur.

Je quitte Ba Jalloul, déprimé. Je ne me suis pas délesté de mon secret. Je me prends à espérer une visite de mon extraterrestre. Peut-être recueillerai-je son avis sur notre monde qui a mal partout.

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