Chroniques

L’autre jour : Taxi

La distance au compteur était évaluée à moins de dix dirhams. La circulation, à Casablanca et à cette heure-là, était normale, c’est-à-dire infernale. Et pourtant, l’espace d’une course, ce fut un vrai déluge de paroles, un flot ininterrompu – qu’est ce que j’aurais pu y faire ? – d’anecdotes, de complaintes, de récits, d’insultes – à l’adresse des autres automobilistes et autres usagers de la chaussée -, d’aphorismes, de prières, de caricatures, d’évocations historiques, de considérations sur le temps et son air, de confidences, même intimes, d’incantations diverses… L’homme, d’un âge a-temporel, plutôt maigrichon et sec, barbe clairsemée et négligée, une dentition un peu sinistrée et colorée, la tenue à peine moins délabrée que des haillons; je n’osais pas regarder ses pieds, mais je suis sûr qu’ils étaient à demi nus et poussiéreux dans de quelconques savates, des effluves poignantes relativisaient l’incommodité des gaz d’échappement hors de l’habitacle. Je respirais parcimonieusement. Mon chauffeur ne tenait pas en place. Dans sa manière même d’être assis, il y avait une sorte d’équilibre instable : il semblait comme accroupi, le buste sensiblement incliné au dessus du volant. Il conduisait, parlait, parlait, parlait, postillonnait, me prenait à témoin, me tapait sur l’épaule, sortait un bras par la fenêtre pour accompagner un juron à l’adresse d’un étourdi, bavait un coup, freinait pile devant un pare-chocs distrait, se mouchait bruyamment sur la manche de ce qui était autrefois un blouson, émettait des bruits et faisait des gestes que la langue n’a pas encore eu le temps ou n’a pas prévu de décrire. Mais ce qui l’a branché le plus, durant cette course, c’est son rapport aux femmes. Oh, rien de particulièrement scabreux ou osé. Juste pour dire que lui, pas comme beaucoup de ses collègues, il ne fait pas de favoritisme en faveur des femmes, même quand elles sont jeunes, belles, provocantes, séduisantes, allumeuses, aguicheuses…Si par hasard il est hélé à la fois par un homme et par une femme, il n’hésitera pas, il optera pour l’homme. Parce qu’avec les femmes, il est devenu méfiant, tellement elles lui en ont fait voir de toutes les couleurs. Les mésaventures qu’il a eues avec la gente féminine, depuis tout petit, lui ont laissé un goût amer : la voisine copine de sa mère qui l’accusa, enfant, d’avoir volé un bracelet, ses deux premières fiancées qui se sont avérées pas très « droites » (une oeillade très appuyée dans ma direction soulignait la lourdeur de la métaphore et faillit nous faire emboutir dans un camion…), la cliente, une nuit, qui après l’avoir allumé lui a fait regretter lourdement l’audace qu’il s’était permise en lui effleurant le bout du sein. Presque nu, c’était l’été, précise-t-il. Ah, les femmes ! eut-il encore le temps de me dire avant que je ne disparaisse dans la foule.

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