Chroniques

Lettre de Marrakech : Sapho, un pur produit marrakchi

© D.R

Il paraît à prime abord que parler de Sapho est une chose facile mais quand on connaît la personne ou quand on a passé une soirée avec cette chanteuse qu’on peut qualifier d’orientale, on s’aperçoit que c’est une femme qui cache en elle des mystères, un rêve, une intrigue. Non pas qu’elle cache quelques choses mais elle paraît tout à la fois. Le week-end dernier, nous étions ensemble car elle est venue de Paris dans sa ville natale, Marrakech pour participer activement au colloque «Choc des civilisations, dialogue des cultures, regards croisés». D’ailleurs, lors de son intervention pour présenter son livre, elle dit : «Je suis une pure souche marrakchie et en grandissant pas loin de la Place Djamaâ El Fna, je m’imprégnais de la musique d’Oum Kaltoum, de Riad Sanbati ou de celle du Flamenco ». Car tout cela doit être lié avec ses origines de juive marocaine mais aussi espagnoles et orientales. Sapho se plaît de dire : « Ana Marrakchia hkikia » c’est-à-dire une vraie Marrakchie qui débarque un certain 68 année bouillonnante à Paris pour rentrer au conservatoire de Mireille. Elle fera son expérience et son apprentissage pendant presque dix ans pour sortir son premier disque en 1977 : « LP, le balayeur du REX » suivi d’un second en 1980 «LP Janis » et d’un troisième en 1981 : « LP, le pari stupide ». Ce n’est qu’en 1982 qu’elle sort un disque « Le passage d’enfer » où Sapho introduit des chants arabes dans un son rock. La même année, elle nous livre aux éditions Ramsay, ses pensées dans son 1er roman : «Douce violence ». En 1983, l’ensemble de la critique musicale qualifie son nouvel album de « maturité» avec une tournée triomphale au Japon. En 1985, elle réalise la chanson : «Maman, j’aime les voyous » qui sera chanson générique du film : «Rue du départ » de Tony Gatliff. En 1986, notre Sapho sort un recueil de dessins à la plume sous la coupole aux éditions «Ultramarine» et surtout donné un spectacle au Bataclan avec un orchestre égyptien. En 1987, elle sort un 2ème roman : « Ils préfèrent la lune » et chante en duo avec : « Jaïro » la fameuse chanson « Duerme Negrito ». L’année 1988, Sapho va connaître la consécration en se produisant à l’Olympia et en interprétant « La conférence des oiseaux », un opéra contemporain de Michel Levinas. Le troisième roman de Sapho, édité chez Balland, s’intitule : « Un mensonge ». L’année qui suivra, elle sort « La traversée du désir», crée un spectacle à la Cigale de Paris et interprète Jenny dans l’opéra de quat sous. Rappelons-nous de cette année 1992 où Sapho fait parler d’elle partout dans le monde arabe en chantant « Atlal » la célèbre chanson d’Oum Kaltoum avec création du spectacle du théâtre de la ville, avec un orchestre arabe. Le spectacle «Désaccord parfait» sera sa réalisation de 1993 suivi l’année d’après par une exposition de carnets de pastels et de toiles peintes, à la filature de Mulhouse. Les tournées internationales s’intercalaient entre les représentations parisiennes. En 1995, Sapho sort son 4ème roman : « Patio, opéra intime » aux éditions Stock. L’année 1996, va peut-être marquer l’apogée de Sapho qui sort le spectacle : « Le jardin andalou » célèbre spectacle au Trianon. Elle fera beaucoup d’autres choses intéressantes par la suite : Digital Sheikha (98), un 5ème roman (99) : « Beaucoup, autour de rien », spectacle à l’auditorium Saint Germain (99). En 2000, elle connaît le succès en France et ailleurs notamment au 25ème anniversaire de Paléo Festival de Nyon (Suisse) et lit Baudelaire, Lorca, Rilke et Monsieur Plume à la maison de la poésie. L’année 2001 se caractérisera par plusieurs entreprises avec la reprise d’ « Atlal » aux Pays-Bas et en Belgique, une tournée en Allemagne avec la route rue des hirondelles, l’ouverture des Jeux de la francophonie au Québec, le Festival d’été du Québec et la parution d’un manifeste : « Un très proche Orient ». Quelle vie trépidante, vie à 1000 volts chez une femme d’apparence calme presque souvent habillées en noir pour marquer, à mon avis, son désagrément à ce qui se passe dans ce monde car elle chante la passion, l’amour, la tolérance, la liberté, elle dénigre la violence, le racisme, la guerre et la haine. Comment peut-on définir cette femme superbe à la voix douce et chaude : « C’est la voix humaniste de l’Orient ». Elle garde de sa jeunesse marocaine une allure impériale et désinvolte, l’alliance ambiguë de la pudeur et de la provocation. Si elle est née à Marrakech, où elle revient très souvent et dès que possible dans sa maison au quartier Zaouit Lahdar, elle a grandi en France et a vécu aussi en Suisse. Sapho est une chanteuse orientale engagée pour la paix, intellectuelle, imprégnée par la poésie, le théâtre (d’où son surnom Sapho, du nom de la poêtesse grecque). Le métissage de son éducation la rend presque universelle et humaniste. Elle chante aux différentes contrées du globe, elle dessine, elle publie des romans. Quand on la voit, elle nous donne l’impression d’une romaine, sensuelle, blanche de peau, un mélange de judéo-musulman de civilisation méditerranéenne. Sa musique puise dans l’arabo-andalous, dans le maghrébin. Son engagement pour la paix dans le conflit israélo-palestinien, n’est plus un secret pour personne. D’ailleurs, le dernier livre sorti il n’y a pas longtemps parle de cela avec des témoignages d’Arabes, d’Israéliens, de Juifs de part le monde. Tous chantent et militent pour cette « paix ». Elle n’hésite pas à aller à Gaza ou en Israël. Sa musique orientale offre la conciliation des extrêmes, le surgissement de l’émotion dans l’alliage et le confrontement des arts pour marier l’ensemble. Sapho fait battre les coeurs des Occidentaux, des Maghrébins. De son oeuvre orientale, Sapho dit : « L’orchestre oriental, quand il est bon, est un corps vivant qui respire et enfle et s’insinue et décroît et serpente, l’orchestre oriental, vibre comme une voix humaine, il tremble, il gémit ». Quand on fait partie du cercle de Sapho, on a le plaisir d’aller dans sa maison en plein coeur de la médina non loin de la médersa et du musée de Marrakech. Ses soirées sont décontractées et pour les amis. Elle adore chanter pour eux avec un petit orchestre local, l’ambiance étant, cela vous donne aussi l’envie de chanter pour exprimer ce bonheur du moment. Les moments de repos orchestral sont animés par les gnaoua, ce sont les copains de Sapho qui s’emporte avec eux dans ce monde de rêve, de mysticité, un monde qui vous transporte dans l’au-delà du bonheur et du bien-être. Quand on lui demande ce qu’elle est, elle répond « je suis un mélange judéo-arabe, d’Orient, d’espagnole. Je n’arrive pas à me débarrasser de mon histoire, elle apparaît toujours après coup, une fois les choses faites», elle continue : « Ne pas appartenir, c’est une facilité et une mobilité fascinantes ». De tout cela, naît une force qui lui permet de comprendre des mondes très divers, de voir où il y a de la surdité et où l’on peut arriver à traverser cette surdité. En fait, on s’aperçoit que Sapho est là, elle ne se débarrasse pas de son histoire, surtout de celle de son origine marrakchie. Ce qui la suit, ce sont ses amis, son orchestre de Nazareth composé de cinq Juifs, cinq Musulmans et cinq Chrétiens. Le chiffre cinq (la main de Fatima) n’est pas un signe fort de protection pour ce monde si remué par les désastres de la guerre, par les bêtises humaines qui tuent beaucoup d’innocents par ce manque de dialogue et ce choc de civilisations qui entraînent des ravages inutiles. De sa musique, elle dit : « Les bons sentiments ne font pas un bon artiste. Je veux que soient entendus ici, une musique, un travail, une écriture. Peut être un événement éthique mais surtout esthétique. Quand on s’interroge sur l’interprétation de Sapho en plusieurs langues française, espagnole et arabe, elle rétorque : « Je ne peux pas passer pour une fausse chanteuse française, ni pour une fausse chanteuse égyptienne. Le seul moyen d’être juste, c’est de faire ce que je fais ». Quand on lui pose la question sur la religion, elle répond qu’il vaut mieux chanter car : « Il faut sortir de l’inaudible », dit Sapho, actuellement les professions de foi sont inaudibles, la musique, elle, est toujours audible». Car la paix et la tolérance sont des mots qui l’habitent. Son orchestre, comme on l’a dit, réunissant (Juifs, Arabes, Chrétiens) n’est pas un ahurissant symbole de paix. Le 22 février 2003, elle a fait une tournée « Orients » en France, que les médias et notamment « Le Monde » qualifient : « L’Orient de Sapho, tout en heureux mariages ». Aussi Sapho scelle l’union entre la musique électronique et les codes d’un grand orchestre oriental, avec le même entrain, la même gourmandise que lorsqu’elle rapprochait les techno et les Cheikhates. Elle empreinte des chemins innombrables pour arriver jusqu’à son bouquet final, la scène envahie par le public, une explosion de joie spontanée. Ah, là Sapho, quand je t’entends parler un français parisien très raffiné dans ta maison près de la place des Victoires à Paris et quand tu me parles en arabe marrakchi dans ta maison de la médina, je ne sais plus, «Chkoun nti» (qui tu es). Ton passage l’an dernier à Bagdad était significatif de ce message de paix, de respect de l’être humain que tu as adressé à ceux qui veulent bien l’entendre. Tu n’as jamais cessé de courir à rebours du temps brisé, vers le métissage absolu qui constitue ta loi intime. C’est une course difficile, dangereuse que tu tiens à l’écart des chemins balisés. Alors, c’est vrai qu’il est temps de panser les plaies et guérir les haines et de souhaiter les hommes opposés où ils sont et quelle que soit leur croyance, en fait on retrouve ici une signification forte de ce que tu as dit à Bagdad : « Je refuse qu’on m’interdise d’aimer qui je veux, d’aller où je veux, je ne crois qu’au voyage, à la migration ». Hé bien Sapho, continue de voyager, de migrer sans oublier de venir à Marrakech, de te ressourcer et te recharger comme une pile pour prendre le maximum de paix, de tolérance et d’amour de chez nous et aller le semer ailleurs, là où il en faut et comme tu le souhaites, voir enfin le rêve de paix s’installer là et ailleurs pour nous,… à bientôt…

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