Chroniques

Souvenirs de « Al-Tahrir » (59)

© D.R

Les adversaires de la libération recourront également à d’autres procédés visant à entraver l’action du gouvernement et à étouffer les forces populaires. C’est ainsi que l’appareil administratif se mettra à agir exactement à l’opposé du gouvernement, tant et si bien que tout le monde se rendra compte qu’en fait de gouvernement, le pays en avait deux : celui d’Abdallah Ibrahim, et celui, secret, systématiquement opposé au premier. La mission à laquelle al-Tahrir s’était attelé -celle de mettre à nu la dépravation et la corruption faisait rage au sein de l’appareil administratif- sera reprise par al-Raï al-Am. Eu égard à l’aspect personnel de ces mémoires, nous ne reproduirons ici que des exemples de textes rédigés par l’auteur de ces lignes, et publiés dans les rubriques ”Bonjour” du premier journal et franc-parler du second.
Dès le 7 avril 1959, cinq jours seulement après la parution de al-Tahrir, je consacrai la rubrique ”Bonjour” à la transmission des revendications populaires que j’avais eu l’occasion de recueillir lors du festival organisé par les Fédérations Unies deux jours plus tôt, festival que j’avais moi-même encadré.
Voici le texte du premier ”Bonjour” :
”Tous ceux qui eurent l’occasion d’assister à l’un des festivals organisés par les Fédérations Unies (du Parti de l’Istiqlal, bientôt USFP) dans les différentes provinces du Royaume, s’accordent à dire que les masses populaires insistent sur la nécessité de procéder sans plus tarder à l’assainissement de l’appareil administratif, rongé par la corruption et la dépravation, tares héritées des gouvernements faibles et incompétents que le Maroc avait connus durant ces trois dernières années. Tous s’accordent à dire que les masses populaires, ayant recouvré leur énergie et leur vigueur, sont aujourd’hui prêtes à assumer leur devoir national, mais qu’elles ne cessent de se plaindre de certains fonctionnaires qui, pour servir leurs propres intérêts ou ceux de la partie politique dont ils relèvent, n’hésitent pas à faire le plus mauvais usage des compétences et du pouvoir qui leurs sont délégués.
Le fait est que l’appareil administratif, toutes branches et tous secteurs confondus, a grand besoin d’être systématiquement révisé par le gouvernement et débarrassé des éléments partiaux autant que des fonctionnaires négligents, qui ne savent pas se montrer dignes de la responsabilité dont ils ont la charge. Mais au lieu de cela, on constate que nombre des anciens suppôts du colonialisme, ceux-là mêmes qui avaient su tirer fortune des postes qu’ils occupaient durant le protectorat, sont aujourd’hui encore à leurposte, jouant dans le Maroc indépendant le même rôle qu’ils assumaient du temps de l’occupation, et continuant à faire fortune de la même manière que par le passé. Pis encore, certains d’entre eux ont même eu droit à des promotions qui les propulsèrent à des postes auxquels ils n’avaient même pas rêver auparavant, et leur permirent de disposer de certains secteurs de l’Etat comme l’on dispose de son propre bien. Que le gouvernement mette un terme à cette dépravation, est une nécessité qui ne souffre plus aucun délai, tant le peuple en a jusqu’à présent enduré”. Concernant la question du paradoxe existant entre la politique du gouvernement et l’action de l’appareil administratif, je publiai un commentaire dans la rubrique ”Bonjour” du 4 novembre 1959, plus d’un mois avant la tenue du Conseil national de l’UNFP, lors duquel sera débattu le problème de la corruption de l’administration et de son opposition à l’action gouvernementale, comme nous l’explicitions dans le volume précédent.
Voici le texte du commentaire :
”Parmi les mille paradoxes dont souffre notre pays, le plus frappant est sans doute celui qui sévit au niveau des appareils officiels de l’Etat. En effet, et en l’absence de toute force d’opposition respectable, ou même digne d’être citée -le peuple étant tout entier acquis au gouvernement de Sa Majesté le Roi et à ses projets constructifs, visant à accomplir la libération politique, économique et militaire du pays- une autre opposition, officielle, quoique illégale, sévit au sein de l’administration et de quelques services gouvernementaux. Ainsi, coexistent dans notre pays un gouvernement populaire, qui -en parfaite harmonie avec Sa Majesté le Roi, chef de l’Etat- procède à l’édification du pays, et un appareil administratif qui, agissant en despote absolu, oeuvre à la démolition de tout ce que le gouvernement parvient à bâtir. Cela ne signifie évidemment pas que tous les secteurs de l’administration soient corrompus; le fait est que certains d’entre aux empiètent de manière absolument inadmissible sur les compétences des autres. Le peuple, lui, apprécie la transparence constatée depuis l’avènement du gouvernement Ibrahim, autant qu’il se plaint des exactions et du despotisme injustifiés de l’administration. On conçoit aisément le désarroi qui doit être le sien, perdu qu’il est entre un gouvernement patriotique oeuvrant pour l’édification et la libération du pays, et un appareil administratif -portant censé agir sur les ordres du gouvernement- qui lui inflige les pires souffrances.
Ce paradoxe existant entre le gouvernement et l’appareil administratif, est la grande interrogation à laquelle aboutit toute réflexion à propos de la situation dans notre pays. Pour l’expliquer, on peut dire que l’appareil administratif -qui avait déjà hérité de toutes les tares dont le pays souffrait sous l’occupation- est devenu encore plus corrompu et plus dépravé depuis l’avènement de l’indépendance. Du temps du protectorat, en effet, l’administration rappelait, plutôt qu’un appareil étatique moderne, un ensemble de fiefs, où le gouverneur, agissant tel un seigneur féodal, n’avait nullement à rendre compte à ses actes. Au lieu de s’améliorer quand le pays recouvra son indépendance, la situation alla empirant, au point que certains secteurs de l’administration agissent désormais sans aucune coordination avec les services gouvernementaux. Ainsi, et au lieu de l’outil exécutif qu’il sont censés être, certains secteurs de l’appareil administratif se permettent d’agir en totale indépendance vis-à-vis des services centraux de l’Etat, entravant d’autant, sur le plan intérieur, l’action gouvernementale, pourtant étendue à des domaines bien plus vastes que ceux dépendant de ces seuls secteurs. C’est ce système féodal que le peuple dénonce lorsqu’il déplore la corruption et la dépravation de l’appareil administratif. Il ressort de ce qui précède que les projets et plans prévus par le gouvernement ne sauront jamais être correctement appliqués, tant que ce système administratif archaïque n’aura pas été totalement aboli, que les différents secteurs de l’administration ne seront pas devenus des canaux à travers lesquels le peuple pourra communiquer avec les organismes centraux de l’Etat, et des instruments -aussi efficaces que dociles- aux mains de ces organismes. C’est par l’abolition de ces systèmes administratifs féodaux que doit s’amorcer toute réforme au sein de notre pays. Eant ainsi établi qu’aucune réforme ne sera jamais possible tant que le gouvernement et l’administration continueront à agir hors de toute coordination, il en ressort que la réforme administrative constitue un prélude nécessaire à tout autre genre de réforme.
Reste une question qui revêt sans doute une importance capitale à ce propos, étant donné qu’y répondre reviendrait à résoudre bien des énigmes : Pourquoi le gouvernement n’entreprend-il pas d’éradiquer ces fiefs désuets et de réformer cet appareil administratif corrompu?
C’est, dirait l’autre, la question à mille francs…” Issam. Le 9 novembre , je publiai, dans la même rubrique de al-Tahrir, le commentaire que voici :
”Deux facteurs contrubuent à retarder la marche du pays vers ses objectifs, et à empêcher la réalisation des projets constructifs et libérateurs préconisés par le gouvernement. Le premier est la corruption de l’appareil administratif qui, à moins d’être assaini et réformé, continuera à constituer une entrave à l’action du gouvernement. Pour une part, cette corruption est due aux penchants politiques exigus et à la tendance de certains à obéir, non aux ordres du gouvernement, mais à ceux émanant des éléments destructeurs qui n’ont d’autre souci que celui de leur intérêt propre. L’administration est ainsi devenue elle-même un élément destructeur, ouvertement oppossé à la politique du gouvernement : situation que l’on ne constate ni dans les pays démocratiques, ni dans ceux vivant sous le dictature. Dans les uns comme dans les autres, les services gouvernementaux agissent en effet conformément aux directives et à la politique du gouvernement, reflétant au niveau de la réalité vécue la probité ou corruption de ce dernier. Il n’en va pas de même de notre pays, où le gouvernement, mû par une bonne volonté certaine, se heurte à un appareil administratif corrompu, qui met tout en oeuvre pour s’opposer à la réalisation des projets gouvernementaux. Le second des deux facteurs consiste, lui, en ce déséquilibre que l’on constate dans bien des domaines de la vie dans notre pays, notamment en matière de dépenses publiques.

• Par Mohammed Abed al-Jabri

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