ALM :Quelle est votre ambition à travers cet ouvrage?
Abdellah Taïa : Ce livre collectif a pour but de créer un lien inédit avec le jeune Marocain. Lui donner autre chose à lire. L’interpeller. Lui parler directement. L’aider à avoir un regard critique sur lui-même et sur le monde autour de lui. L’aider surtout à sortir de la peur qu’on ne cesse d’installer en lui , qui l’empêche de se sentir concerné par ce qui se passe dans le pays et qui l’éloigne de ses rêves profonds.
Cet ouvrage espère aussi replacer la littérature à l’intérieur des débats qui agitent le Maroc depuis quelques années et qui tournent tous autour de la question des libertés individuelles. La littérature peut très bien servir à convaincre, à apporter le changement des mentalités, à sortir des traditions sclérosantes qui nous arrêtent. Enfin, ce livre est un cri de cœur : Il faut libérer les voix des Marocains. Le faire sérieusement. L’emprisonnement de l’individu est une mauvaise chose, d’abord pour le pays.
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre?
J’ai eu l’envie urgente de faire ce livre en mai 2007, quand j’ai appris le double attentat suicide de deux frères à Casablanca. Ils n’ont tué personne, sauf eux-mêmes. Cette tragédie m’a bouleversé. Il fallait faire quelque chose. Réagir. Dire cette horreur. Dire ce grand désespoir dans lequel vit la jeunesse marocaine depuis trop longtemps. Le dire d’une manière franche. Alors j’ai écrit des lettres qui s’inspiraient de celles de «Lettres à un jeune poète» de Rainer Maria Rilke.
Des lettres intimes, douloureuses, adressées à ces deux frères islamistes auxquels je me suis identifié. J’ai grandi à Hay Salam, à Salé. Je viens moi aussi du même désespoir qu’eux. Je n’ai pas encore publié ces lettres. En attendant, il y a «Lettres à un jeune Marocain» où j’ai demandé à plusieurs artistes et écrivains marocains de continuer avec moi à s’adresser aux jeunes de notre pays, autrement. Librement. Politiquement. Et avec le cœur ouvert.
Dans le livre, plusieurs auteurs citent des écrivains célèbres. Pourquoi?
Il y a effectivement beaucoup de citations dans certaines lettres, mais pas dans toutes les lettres. Chaque auteur était libre de remplir le contrat comme il le souhaitait, y compris en dialoguant avec d’autres auteurs. D’où peut-être ces nombreuses citations comme dans les lettres de Tahar Ben Jelloun et d’ Omar Berrada. L’intertextualité est un thème que je trouve passionnant.
Comment avez-vous choisi les auteurs de ces lettres?
J’ai fait ce choix avec mon éditeur aux éditions du Seuil, Louis Gardel. Dès le départ, on voulait dépasser les frontières du Maroc. Des voix marocaines au Maroc et en dehors du Maroc. Dès le départ, on voulait sortir aussi du cadre de la littérature, ou alors, si vous voulez, amener à la littérature des artistes qui pratiquent d’autres arts, comme le cinéaste Faouzi Bensaïdi et l’artiste-plasticien Mounir Fatmi. Dès le départ, il fallait que ces lettres soient écrites dans plusieurs langues. Les traduire et les publier d’abord en français. Et plus tard en arabe ( à la fin de l’année 2009). Enfin, nous voulions aussi révéler d’autres voix, des jeunes qui écrivent pour la première fois.
Dans ce livre, ils sont trois et je suis particulièrement heureux de les avoir poussés à rédiger ces lettres. Il s’agit de Fadwa Islah, Hajar Issami et Hicham Tahir qui a à peine 19 ans. J’ai beaucoup de tendresse pour eux. J’espère que certains lecteurs de ce livre (qui a été bien diffusé partout au Maroc: 40.000 exemplaires ont été distribués gratuitement en août dernier avec le magazine Tel Quel-double numéro de l’été) suivront l’exemple de ces trois jeunes et commenceront eux aussi à écrire.
Le Maroc a besoin d’écrivains. Il n’y en a pas assez. La réalité marocaine est très riche, très complexe et les livres publiés aujourd’hui chez nous ne lui rendent pas vraiment justice. Il faut oser. Il est temps d’oser. Sortir de la banalité et fuir le contrôle de la société.
Parlez-nous de la nouvelle génération d’écrivains marocains.
Je fais partie de cette génération. Je n’ai donc pas suffisamment de distance pour en parler objectivement. Mais je peux vous dire que cette génération interroge le «je». Elle l’expose plus qu’avant. C’est une génération qui en a marre d’attendre. Alors… elle va plus loin… Jusqu’où? Cette caractéristique ne concerne pas uniquement les écrivains. Il y a quelque chose qui bouge. Qui va exploser au Maroc. Il faudra faire attention aux jeunes. Arrêter de les déconsidérer et de les traiter comme des gamins débiles. Il faudra surtout que les balbutiements de cette génération soient encouragés… Il faudra aussi que les intellectuels de ce pays s’engagent vraiment dans le combat et en finissent avec la passivité qui nous tue chaque jour un peu plus. Je crois sincèrement que quelque chose de grand peut sortir du Maroc dans les prochaines années. En attendant, il faut faire passer ce message : le Maroc appartient aux Marocains et ils ont tous le droit d’intervenir pour le dire, s’exprimer, changer les choses. Changer le cours l’histoire. Changer le coeur du Maroc.
Lettres à un jeune Marocain
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