ALM : Comment êtes-vous devenu cinéaste?
Amos Gitaï : À l’origine, je faisais des études d’architecture. J’ai commencé à faire des films après la guerre Kippour qui a eu lieu en 1973. J’ai été appelé pour rejoindre l’armée de réserve dans une section de sauvetage qui récupérait les blessés. Le cinquième jour, l’hélicoptère qui nous transportait a été touché par un missile syrien. Le co-pilote qui était à 20 cm de moi a été décapité par le missile. Par chance, je n’ai rien eu. Mais ce jour m’a changé. J’ai décidé d’exprimer mon point de vue sur la guerre par des films.
Qu’avez-vous cherché à dire dans vos films ?
Que la guerre cesse d’exister au Proche-Orient. Que les Israéliens, les Palestiniens et d’autres peuples du monde arabe trouvent une autre façon de coexister que par la guerre. Les premiers courts-métrages que j’ai réalisés n’ont pas toujours été bien accueillis dans mon pays natal, Israël. Plus tard, j’ai commencé à faire des films de fiction comme «Kadosh», «Kippour», «Kedma».
Pourquoi vos films n’ont pas été toujours bien accueillis en Israël ?
Le cinéma est un médium très fort, très puissant, très percutant pour exprimer un regard sur un pays. À travers les films que j’ai réalisés, je n’ai eu de cesse que de parler du futur des relations entre Israéliens et Palestiniens. Je n’ai eu de cesse que de dénoncer le risque de diaboliser l’autre. J’ai voulu faire un cinéma qui essaie de comprendre la complexité de la situation. Et cela n’a pas été du goût de tous les Israéliens. Or, je considère que la solution passe toujours par la compréhension. Si on regarde, par exemple, l’Europe. Il y a cinquante ans, c’était un continent quasiment détruit, avec des dizaines de millions de morts. Qui aurait pu parier à l’époque sur la communauté de destin des pays européens ? Elle a été possible, parce que après cette guerre, les Européens ont abouti à une conclusion toute bête : on peut être en désaccord et ne pas tuer.
Pensez-vous que la même chose puisse se produire, dans cinquante ans, au Proche-Orient ?
Je pense que oui. J’ai évoqué l’exemple de l’Europe, parce qu’en 50 ans, tout a basculé. Et 50 ans, c’est rien. Ce n’est même pas la vie d’un homme. Et regardez les Européens aujourd’hui, ils donnent des conseils à tout le monde. Alors qu’au plus fort de la tragédie qui déchire Israéliens et Palestiniens, nous n’avons jamais dépassé certaines limites. Et je pense qu’il faut garder à l’esprit que le conflit israélo-palestinien n’est pas arrivé aux horreurs de la deuxième grande guerre ou d’un autre conflit plus proche dans le temps : la Yougoslavie avec son triste lot d’épurations ethniques massives et de viols. Tout de même, aucun Palestinien n’a violé d’Israélienne !
Aucun Israélien n’a violé de Palestinienne ! Ça veut dire qu’il y a un seuil qui n’est pas dépassé par les deux côtés. Et moi je comprends cette limite comme l’expression du subconscient collectif qui sait que la paix est inéluctable et qu’un jour la page de la guerre sera tournée.
Pensez-vous que la mort de Yasser Arafat puisse accélérer la arche vers cette paix ?
Des deux côtés, j’estime que les dirigeants doivent être courageux et avancer à pas sûrs vers la paix. Il y a trop de souffrance, trop de blessés, trop de morts, trop de gaspillage dans la région. Il faut regarder maintenant vers l’avenir. Les dirigeants palestiniens, en général, ont été importants, parce qu’ils ont donné forme à l’identité palestinienne. Mais maintenant, il faut aller plus loin. Il faut chercher des gens capables de trancher, de comprendre que le rapport de force – d’un côté comme de l’autre – conduit à un cul-de-sac. Et là il faut espérer trouver chez les deux parties des gens courageux, intelligents pour porter cette région vers une autre forme de relation.
Comment avez-vous réagi à la mort de Yasser Arafat ?
La politique est un métier. Les cinéastes ne vont pas mettre au chômage les hommes politiques. Ces derniers doivent faire leur boulot. De mon point de vue, leur boulot consiste à faire la paix. S’ils contribuent à cette paix, c’est très bien. Je juge les hommes politiques sur leurs actes. Je n’ai pas d’attitude sentimentale vis-à-vis des gens au pouvoir. Je pense qu’ils doivent assumer leur responsabilité envers leur peuple, mais également envers la partie adverse pour sortir du cycle de violence. Et si Yasser Arafat a déblayé le chemin de la paix, c’est OK. Si d’autres dirigeants vont s’en approcher encore plus, c’est encore mieux.
Comment envisagez-vous cette paix ?
Je crois qu’il faut qu’on s’aide les uns les autres. Les Israéliens doivent accepter l’idée de l’indépendance des Palestiniens et la création d’un Etat palestinien viable. Et puis, les Etats d’Israël et de la Palestine seront liés – du moins je le souhaite – par des relations de coopération, d’amitié. Je préfère croire à cette réalité-là plutôt qu’à l’utopie des intégristes qui crient des deux bords : c’est seulement nous et personne d’autre. L’avenir que je souhaite est fondé sur la coopération, le dialogue culturel, notamment à travers le cinéma.
Quelles sont vos relations avec les cinéastes du monde arabe ?
Excellentes ! J’ai fait des projets communs avec Youssef Chahine, avec le cinéaste syrien Omar Amiralay. J’ai fait un film avec le cinéaste palestinien Elia Suleiman. On se connaît d’ailleurs depuis plusieurs années et son frère Hamza est chef du département de psychologie de l’université de Haïfa, ville où je suis né et où j’habite.
Ne pensez-vous pas être un peu prisonnier dans votre art par le conflit du Proche-Orient ? N’avez-vous pas envie de faire des films sur un autre sujet ?
Je pense que l’art doit avoir un rapport avec la réalité. En ce qui concerne le Proche-Orient, les gens ont besoin d’une vision du sujet moins doctrinaire, moins simpliste pour comprendre la réalité des choses. Si je montre dans mes films des Palestiniens, j’aide certains Israéliens à comprendre le point de vue de l’autre partie. Et je crois que c’est important. Les gens ne sont pas obligés d’être d’accord pour cesser de s’entretuer. Les Européens ont abouti à cette conclusion très simple : on peut être en désaccord et ne pas tuer. Avec d’autres mécanismes humains, ils ont réglé leurs désaccords et trouvé un autre modus vivendi.
Pensez-vous être capable de faire un film comique ?
Bien sûr ! D’ailleurs mon prochain film, «Free zone», comporte beaucoup de scènes ironiques, voire comiques. C’est l’histoire d’un chauffeur israélien avec son partenaire palestinien. Ils travaillent ensemble même s’ils ne sont pas d’accord. Et moi, je crois beaucoup au quotidien. La vie quotidienne, les contingences matérielles nous obligent à avoir une attitude rationnelle.
Vous avez été au Maroc lors du Festival international du film de Marrakech. Quel souvenir en avez-vous gardé ?
J’ai beaucoup apprécié ma visite à Marrakech. J’avais été très touché par la gentillesse des gens. Quand on visite un pays, c’est toujours par un détail qu’on le définit le mieux. Nous étions partis en voiture à Ouarzazate. Au retour, la voiture est tombée en panne.
Le soleil commençait à se coucher et nous craignions la nuit. Alors nous avons fait de l’auto-stop – exactement comme j’en faisais lorsque j’avais 18 ans.
Un monsieur qui conduisait un break s’est arrêté. Il nous a pris et nous a conduits jusqu’à notre hôtel à Marrakech. Il ne savait pas qui nous étions et a refusé qu’on le paie. C’est par la douceur des gens qu’on saisit l’âme d’un pays. Ce détail, en marge des discours officiels du festival et des gens attentionnés, constitue ma vraie rencontre avec votre pays. Et cette rencontre, je ne suis pas prêt de l’oublier.