Culture

Dans le champ de bataille, une histoire du Liban

© D.R

«Dans le champ de bataille » est l’un des rares films qui parlent de la guerre de façon originale, avec pour sujet central une famille libanaise vivant au quotidien un Liban déchiré par le conflit. Largement inspirée de son vécu familial, Danielle Arbid raconte une histoire poignante avec des scènes sexuelles crues. Dans un souci d’authenticité, plusieurs rôles ont été joués par des acteurs non professionnels, comme celui de la tante. Pour interpréter le rôle de Lina, il a fallu choisir parmi des centaines de postulantes. Le résultat est surprenant : discrète, voire mystérieuse, le personnage de Lina (incarné par Marianne Feghali), évolue en jetant un regard ténébreux qui nous saisit et nous émeut.

Du journalisme au cinéma
Danielle Arbid est née à Beyrouth en 1970. Elle part à 17 ans pour poursuivre à Paris des études de littérature et de journalisme. Après avoir couvert l’actualité du monde arabe pour la presse écrite, elle se lance dans le cinéma, signant documentaires, fictions et films expérimentaux avant d’entamer en 1998 la réalisation de plusieurs documentaires sélectionnés et récompensés dans les festivals dont «Seule avec la guerre» (2002), documentaire sur les conséquences de la guerre au Liban, et qui a été particulièrement remarqué lors de sa diffusion sur arte et de ses passages dans différents festivals (Locarno, Lussas) et valut à la cinéaste le Prix Albert-Londres audiovisuel en 2001. «Dans le champ de bataille» est son premier long-métrage dont l’histoire se situe au début des années 80 : Beyrouth est le théâtre d’un conflit permanent ponctué de bombardements et de prises d’otages. Mais la focalisation se fait davantage sur la vie secrète de Lina, une adolescente de 12 ans pour qui la guerre se situe moins dans les rues de Beyrouth (en 1983) que dans sa famille. Celle-ci est déchirée par les querelles familiales opposant un père dont l’attitude scandaleuse et ses dettes au jeu privent de toute pondération et une mère hésitant sur la conduite à tenir, entre réprobation et pardon. Tout cela s’opère sous le regard inquisiteur d’une tante avec son caractère rigide qui entend mener son monde de main de fer. Lina se lie d’amitié avec Siham, la bonne de sa tante (de six ans son aînée), qu’elle accompagne lors des multiples escapades en cautionnant ses amours clandestines. Mais Lina passe inaperçue aux yeux de la bonne et de sa famille, surtout du père, destructeur, aventurier et flambeur. Dans un quotidien incertain, celui de la guerre, des passions et des frustrations, Lina évolue dans le monde des adultes, sans conscience du bien ou du mal.

Guerres intimes
Malgré un titre évocateur de guerre, Dans les champs de bataille n’est pas a priori une évocation directe du conflit qui déchire le Liban, pourtant omniprésent et dont l’impact sur la vie des citadins est indéniable : alertes nocturnes qui confinent les protagonistes dans une posture quasi régressive dans les sous-sols des immeubles, pénuries diverses, infrastructures saccagées et malaises existentiels. Le film s’attache à la vie de Lina au regard fouineur et pénétrant qui tente de vivre et de grandir de manière instinctive dans un environnement doublement cruel : l’état de guerre en toile de fond et les tensions familiales dans le quotidien. En effet, Lina n’est pas franchement gâtée avec sa famille. Son père est un joueur invétéré, infantile et couvert de dettes qui mène une vie d’enfer à sa mère et à elle-même. La sœur aînée de son père, surnommée Tante Yvonne (la propre tante de la réalisatrice), néophyte au visage émacié qui entend régenter toute la famille et qui passe ses après-midi à jouer au poker avec ses vieilles copines. La tante a acheté la jeune bonne Siham que Lina suit dans ses rencontres avec les jeunes miliciens et passe avec elle de longs moments de désœuvrement comme des millions d’adolescents. Lina se nourrit du malheur des autres pour se fabriquer une sorte de cocon ». Sans réelle conscience du bien et du mal, « elle sait d’emblée qu’elle habite une jungle. Elle devient obsédée par une idée fixe, celle d’être perçue par les autres et de faire partie de leur clan ». Une obsession qui se nourrira de trahison et de rébellion. La cinéaste revient sur le choix des comédiens : "Mes personnages sont tous dans une impasse. Quelque part, ils sont presque morts et je ne filmais que cette couche si fine de leur survie. Je voulais que les acteurs qui les incarnent soient donc marqués par la vie. Pendant le casting, je ne retenais que les gens avec qui j’avais envie de parler et dont je sentais qu’ils allaient prendre des risques. Par exemple, au départ, j’ai choisi une comédienne pour le rôle de la tante, mais qui appréhendait de dire le mot "pute". Au dernier moment, je l’ai remplacée. J’ai demandé à ma propre tante de jouer le rôle d’Yvonne. Ma tante n’avait jamais joué de sa vie, mais elle savait balancer "pute" avec classe. Et elle s’est avérée un personnage exceptionnel."

La guerre intérieure
Largement inspirée par sa propre histoire, Danielle Arbid propose ici une réflexion personnelle et singulière sur l’interférence entre la guerre au dehors que se livrent les communautés et celle au dedans, au sein d’une famille dont tous les membres sont dans une impasse, en train de se décomposer lentement sous nos yeux. Dans cette proximité à la fois effrayante et fascinante de la guerre, la réalisatrice se livre à une exploration minutieuse des sentiments des personnages et recourt à des cadres très serrés, proches des visages et des corps. Elle aime cadrer ses personnages dans les angles, en remontant des pieds, jambes et genoux vers le buste et la tête. Avec beaucoup de justesse, un sens aigu des paradoxes, Dans les champs de bataille est la première fiction libanaise qui réussit la prouesse de réfléchir sur la guerre et ses conséquences sans montrer une seule scène de bataille, tout en distillant un climat tendu et asphyxiant d’une part, sensuel et enivrant d’autre part. Et si la réalisatrice a choisi de situer l’action de son film dans les années 80, c’est parce qu’elle voulait un film pour montrer comment on la vivait de l’intérieur. « J’ai habité au Liban entre 1975 et 1990, dira la réalisatrice, je sais donc que l’être humain peut se familiariser avec la peur et le danger. Je l’ai expérimenté. On peut rire et aimer en temps de guerre. Tous les sentiments sont exacerbés, et la peur de mourir à chaque instant finit par procurer un sentiment de liberté inouï. On vit intensément." « Dans les Champs de bataille » mêle le conflit qui ravage un pays aux interrogations d’une adolescente : "Quand j’étais enfant, on déménageait souvent à cause des dettes de mon père. A l’époque, j’avais l’impression que notre drame était encore plus cruel et plus terrible que les bombes qui s’abattaient sur nous confie-t-elle. "A mes yeux, la cruauté naissait dans la maison, c’est de là qu’elle partait et qu’elle contaminait le pays entier. Cette cruauté est au centre de Dans les champs de bataille. Je filme la guerre depuis la famille, comme si on se trouvait dans l’œil du cyclone. On peut, en effet, me reprocher de ne pas beaucoup montrer les barricades, mais je n’ai jamais rien compris à cette guerre, ni aux autres d’ailleurs. Je n’ai aucun sens, aucune logique politique. Même en réalisant des documentaires, je ramène tout à mon expérience personnelle car je crois foncièrement à la subjectivité du propos et dans l’individu."

Un regard intérieur

Danielle Arbid montre la guerre vécue de l’intérieur à travers le regard de Lina à laquelle elle s’identifie. Le quotidien de Lina est régenté par la guerre civile qui sévit au Liban, mais aussi par les disputes de sa famille, entre un père destructeur, une mère au bord de la crise de nerf et une tante autoritaire. La seule échappatoire : qui lui reste est l’attachement qu’elle porte à Siham. Danielle Arbid montre la guerre vécue de l’intérieur à travers le regard d’une fillette confinée entre l’appartement familial et la cave où la famille se terre lors des bombardements. Pour survivre, Lina s’accroche à Siham, se nourrit d’elle, et vit à travers la jeune fille libre et amoureuse, sa propre féminité. Lina vampirise peu à peu Siham, lui prend sa force pour résister à la cruauté ambiante de son environnement. Oscillant entre le bien et le mal, la fillette ira jusqu’à trahir et dénoncer la bonne, prête à s’enfuir. Malgré la sensation d’asphyxie, il y a de la sensualité dans ce film où violence et vulnérabilité se frôlent. La réalisatrice explore les sentiments en filmant très près les corps. « Je voulais que la couleur du béton rappelle la couleur de la chair et que la chair soit omniprésente dans le film », raconte Danielle Arbid. Forte de ses références biographiques et de son expérience documentariste, Danielle Arbid replonge à travers ce récit en pointillés, dans le Liban démembré et chaotique de son adolescence. Entre la dureté du ton et le style contemplatif de la mise en scène, entre la chaleur des corps et la violence des propos, elle entend restituer un climat de malaise avec une acuité extrême. Pour cela, elle focalise sur le thème des inégalités de classes et de la violence arbitraire, à travers le regard d’une adolescente qui accède au monde des adultes sans conscience par-delà le bien et le mal.

Moulay Driss Jaïdi
critique de cinéma

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