Culture

De la culture au sport

Il est connu comme bluesman aux Etats-Unis et en Europe. Mais avant cela, il a d’abord été footballeur. A 62 ans, le bluesman malien, Boubacar Traoré, garde une allure athlétique et un regard vif. Particulièrement doué pour le football, le jeune Boubacar fut renvoyé de l’école car il ne revenait pas à la fin des récréations, trop occupé à jouer. Il hérita du sobriquet de Kar Kar, «le dribbleur», en bambara. Le foot aurait dû lui donner la gloire, le succès, l’argent. C’est ce qu’il avait rêvé.
Dès le plus jeune âge, Kar Kar s’est senti incompris. A 18 ans, il jouait de la guitare électrique, vêtu de jeans et de chaussures à bout pointu. A l’époque, on l’appellait le Johnny, l’Elvis du Mali. Lui, il s’imbibe de James Brown, d’Aretha Franklin, des Chaussettes noires, de Bill Haley. Le Mali est dans l’effervescence de l’indépendance. C’est la fête, le rock’n roll et l’espoir de la révolution. Kar Kar, à la guitare, fait swinguer le pays. Ses tubes s’enchaînent : Mali Twist, Kayes Ba. Chaque matin, la radio diffuse la chanson où il s’exclame comme le chant du coq «Maliens, levez-vous, travaillez !». C’est joyeux et colle à l’air du temps où le pays est enthousiaste. Kar Kar ne touche aucune royaltie, n’a pas de quoi s’acheter des cigarettes mais il est une idole nationale, aussi important que le président Modibo Keïta. Il finit par gagner sa vie en jouant dans le club Santa-Maria à Kayes. «Les filles se cassaient les bras en dansant» , se souvient Kar Kar.
Le rocker malien ne peut pas faire un pas dans la rue sans être assailli. Il roule sur une Vespa qui s’appelle Samedi soir, les filles sont amoureuses ; lui et sa bande vivent une sorte de dolce vita. Kar Kar n’est pas un enfant de choeur. «Le succès c’est pas bon, on croit que tout est permis», confiera-t-il à l’écrivaine néerlandaise, Lieve Joris, qui lui consacre une nouvelle (Mali blues, Actes Sud, «Babel»). Il s’assagit quand il rencontre Pierrette. Belle, élégante, Pierrette sort d’une école de métisses à Bamako quand elle rencontre Kar Kar à la sortie d’un concert. Elle est courtisée par un homme très riche, mais choisira le chanteur au regard triste. Ils ont onze enfants, dont six survivants. Les cinq autres disparaissent de la même manière, la veille en pleine santé, le lendemain morts. La révolution socialiste devient un mauvais rêve, une ère de glaciation. La police ferme les clubs, s’acharne sur le Santa-Maria. Il n’y a plus personne dans les rues, le soir. Kar Kar devient tailleur, cultive un champ, se fait embaucher au ministère des coopératives.
A la maison, Pierrette est le souffre-douleur de sa belle-mère et de sa belle-soeur. Kar Kar s’enfonce dans l’oubli. Les Maliens le croient mort. Il vend des tubes de pommade, des vêtements et des produits made in Hongkong sur une petite table de marché à Kayes. Un jour, Pierrette s’en va, enceinte, épuisée par la pression familiale. Elle accouche à Bandiagara et meurt, quarante jours plus tard. Kar Kar récupère le bébé, anéanti. Il compose une chanson : « Pierrette Françoise, tu m’aimais. Famille et voisins disaient du mal de moi, mais tu m’aimais. Mon amour, je pense à toi ». Il écrit aussi : « L’homme est ainsi. Quand j’étais riche, j’avais des amis. Mais quand je suis devenu agriculteur, ils m’ont abandonné ». Kar Kar est un bluesman, solitaire. Après la mort de Pierrette, Kar Kar va à Paris, couche dans les cuisines d’un foyer Sonacotra et travaille dans le bâtiment.
Certains Maliens le reconnaissent, lui demandent de jouer dans les foyers. Sa voix est de plus en plus triste. Les cassettes circulent. Un producteur anglais, patron du label Stern’s, est fasciné par sa pureté et le jeu des cordes (souvent à trois doigts). Il envoie un émissaire le chercher à Kayes. Mais Kar Kar est à Paris, il a peur des djinns, il en a vu dans le métro.
Finalement, l’Anglais et le Malien se rencontrent. Kar Kar enregistre un premier CD en 1990, avant de devenir le protégé de Christian Mousset, directeur du festival Musiques métisses d’Angoulême. La télé malienne annonce : « Kar Kar est vivant ! ». Le pays entier retrouve la joie d’une jeunesse passée. Kar Kar est heureux mais blessé. Sa maison, il l’a construite avec l’argent gagné à Paris : six pièces au pied de la falaise de Lafiabougou, près de la rôtisserie Boston, d’un dépôt d’ordures et d’une fonderie artisanale. Au pied de la falaise, les femmes viennent laver le linge dans un filet d’eau. Kar Kar possède d’autres moutons qui se baladent dans les rues. Kar Kar, maintenant, ne veut penser à rien d’autre qu’à son champ.

• Karim Bendaoud (avec Le Monde)

Articles similaires

Culture

«Berklee on the Road» : Un programme itinérant s’invite à Essaouira

Berklee College of Music et A3 Communication, producteur et organisateur du Festival...

Culture

Sous le thème «Les chants de l’alphabet de l’Aqsa vers l’Aqsa»: Une exposition à Rabat d’arts de calligraphie dédiés à Al Qods

Une exposition d’arts marocains de calligraphie et de décoration relatifs aux vertus...

Culture

Des mesures pour redorer le blason de la presse

Le sujet a été débattu lors d’un séminaire à Beni Mellal

Culture

Journée mondiale du théâtre : Une série d’activités festives au programme

Fêtée le 27 mars au cinéma Colisée à Marrakech