Culture

Derb Ghallef : un monde à part

© D.R

Il est 8h30. Derb Ghallef s’éveille. Toutes les boutiques ne sont pas encore ouvertes, mais sur le boulevard Anoual, le café à l’angle du périmètre est actif depuis 6h du matin. Derb Ghallef, une ville dans la ville ? Ali, le serveur, sourit de toutes les dents qui lui restent : l’image lui plaît, il s’y reconnaît…
Assis à une table, Hamid, 18 ans, habite le bidonville d’en face. Lui, sa boutique c’est une cantine ambulante spécialisée dans le jus d’orange. Il y a quelques années, il avait commencé à suivre une formation en agriculture dans un centre spécialisé, mais il avait décroché au bout de deux mois. Malgré tous les aléas, c’est bien plus profitable de vendre du jus d’orange.
La première boutique après le café vend du mobilier de bureau, plus ou moins neuf, plus ou moins beau, mais le vendeur assis sur sa chaise à attendre le premier client de la journée n’a pas l’air de s’en faire. Une ville dans la ville ? Lui aussi est d’accord sur la définition. Mais pas la peine d’insister pour lui en faire dire davantage, il ne peut pas parler à la place de l’Amine, un certain Haj Lahrizi, dont il désigne la boutique, quelques centaines de mètres plus loin.
Sur le trajet, nous faisons connaissance avec Othmane, autre vendeur de jus d’orange. Sauf que lui ne fait qu’assister son frère, qui tient cette cantine depuis deux ans, après s’être arraché à la condition de ferrach, autrement dit vendeur à l’étalage, à même le sol. Othmane semble satisfait de son sort: pour débuter dans les affaires, mieux vaut être aide-cantinier que ferrach de misère…
Le trottoir est squatté par une demi-douzaine de véhicules de chargement, mini-vans et pick-up. Dans une somptueuse Suzuki grenat, deux hommes entretiennent une nonchalante conversation. Donner leur avis ? Il déclinent sèchement l’invitation : qu’ont-ils donc à y gagner ? Eux sont là pour faire des affaires, pas pour donner leur avis.
Deux véhicules plus loin, trois chauffeurs installés sur la plate-forme d’un pick-up bavardent en prenant leur petit déjeuner, thé corsé et mlaoui. Ils ne se sentent pas non plus qualifiés pour parler de Derb Ghallef et désignent l’homme assis au volant de la Suzuki grenat comme le plus ancien de la corporation des chauffeurs propriétaires de leurs véhicules : «Il a connu le temps où la joutiya de Derb Ghallef se trouvait à l’emplacement de l’actuel marché couvert. C’est à lui qu’il faut poser des questions…»
Parmi les trois chauffeurs, Abdelkader, 50 ans, finit pourtant par lâcher quelques mots. Cela fait cinq ans qu’il est chauffeur à la journée, avant ça il s’est essayé à divers métiers. Il dit regretter le temps où il vivait dans sa campagne d’origine, son Haouz natal d’où la sécheresse et le sous-développement ont fini par le chasser.
Quelques pas plus loin, deux aides sont occupés à charger des meubles volumineux dans un pick-up, pendant que le vendeur recompte ses billets. Il est dix heures. Sous le soleil déjà haut dans le ciel, les affaires vont bon train.
Au niveau du n°405, trois hommes sont assis à discuter. L’un d’entre eux, visage tanné et buriné, chevelure blanche, est haj Lahrizi, l’Amine de la corporation. Il commence par réfuter ce titre : «Il est loin le temps où Amine signifiait quelque chose pour ces gens-là, aujourd’hui je ne suis qu’un commerçant comme les autres». Mais il demeure l’ancien, celui qui se souvient.
Notamment du temps de la première joutiya, celle du temps du Protectorat, lorsque le souk se trouvait au cœur du quartier d’habitation. Puis de la deuxième, à l’emplacement de l’actuel marché couvert, jusqu’à cet incendie de 1983 qui avait scellé son destin.
A ses côtés, haj Abdelali semble heureux de voir la presse s’intéresser sérieusement aux problèmes du Derb et de ses commerçants. Point par point, il entreprend donc de présenter les doléances de la corporation.
L’absence d’eau courante, pour commencer ; les cafés, les laiteries, les snacks en activité à Derb Ghallef ne sont pas conformes aux normes élémentaires en la matière : «Chez certains, un seul et même seau d’eau sert à rincer la vaisselle de toute une journée !». Le vrai problème selon lui, ça n’est pas les pirates de DVD, mais les voleurs à la tire et autres arracheurs d’antennes de voitures en stationnement.
Puis, pas de toilettes publiques en quantité suffisante et surtout, pas de tout-à-l’égout. Et toujours pas de raccordement général au réseau électrique, ce qui impose le recours aux groupes électrogènes et impose de subir la pollution des fumées de combustion. Le pire est que tout cela ne les dispense pas de payer des impôts : «Si les services de voierie nous ignorent, l’IGR en revanche ne nous fait pas de cadeaux…» Aujourd’hui, selon haj Lahrizi, Derb Ghallef compte 3000 boutiques.
Comme on y fait de bonnes affaires, la convoitise est immense, tout le monde veut tenter sa chance, alors c’est la foire aux emplacements : il y a cinq ans, dénoncent les deux hommes, un parking a été transformé en boutiques, les ruelles sont encombrées de présentoirs sauvages et les places sont chères, sans oublier la fois où le précédent conseil communal avait essayé d’ajouter une rangée de boutiques sur la portion de trottoir longeant le boulevard Anoual, ce à quoi ils s’étaient vivement opposés et avaient fini par obtenir gain de cause.
Prévenu comme par télépathie, Abderrazak Amiyar vient se joindre au groupe des trois commerçants et prend le relais en sa qualité de vice-président de l’Association Joutiya Derb Ghallef des commerçants, créée en 2000 avec trois objectifs principaux : électrification du périmètre, équipement en installations sanitaires et organisation des zones de stationnement.
L’association compte aujourd’hui 460 membres, revendique
M. Amiyar, qui n’a pas de mots assez durs pour fustiger l’incurie de l’ancien conseil municipal : «ils voulaient nous transférer ailleurs, à Lissasfa ou Dieu sait où, comme si Derb Ghallef était la pire des tares de Casablanca alors qu’elle fait vivre des centaines de familles et des milliers de gens !». Derb Ghallef, trop vile dans la ville ?
«Nous ne pouvons pas continuer à tolérer l’anarchie qui règne ici, concède M. Amiyar, c’est pour cela que l’Association fait tout ce qu’elle peut pour mobiliser les commerçants. Il y a deux ans, nous avions fait appel à un entrepreneur qui a commencé les travaux destinés au raccordement au réseau électrique. Mais cela n’a pas abouti, il y a encore beaucoup à faire pour normaliser la situation. Notamment régler le problème du terrain en négociant avec les propriétaires et leurs héritiers : l’idéal serait que les pouvoirs publics nous aident à acquérir ce terrain, il ne s’agit que de mettre au point un plan de financement…»
Bienvenue à Derb Ghallef, chef-d’œuvre de confusion organisée ! La première grande rue s’ouvre devant vous. Très vite, la réalité décrite par le groupe des anciens saute aux yeux. La ruelle est encombrée par des vendeurs installés au beau milieu du trajet. Au bout d’un interminable présentoir de DVD, la petite table ronde de Rochdy, barbe islamique et tchamir assorti, propose des CD de prédication.
Il est là depuis 1993, à l’époque où les allées étaient nettement moins encombrées et où le premier venu était le bienvenu. Donc aujourd’hui, nul ne songerait à le racketter. Soudain, au passage de porteurs d’un immense canapé, il replie prestement son parasol. Qui parle d’encombrement ? Il faut bien que tout le monde vive…
Dans la petite rue perpendiculaire voisine, concentration de lunetiers. Youssef, assis derrière le comptoir d’une boutique de modeste allure en comparaison de certains de ses voisins qui donneraient des complexes à bien des opticiens du centre-ville, a pourtant l’air prospère.
Un coursier vient de lui livrer deux verres sur-mesure pour une commande de lunettes.
Youssef en profite pour assurer que les lunetiers de Derb Ghallef sont à la hauteur de toutes les attentes : confiez-leurs vos ordonnances, ils fournissent verres et montures à des prix défiant toute concurrence! «Il y a une clientèle pour les magasins chics du centre-ville et nous avons la nôtre, à chacun selon ses moyens!». Youssef a le triomphe modeste. Il y a longtemps que les opticiens se sont résignés à la concurrence solidement enracinée des lunetiers du Derb.
Quelques dizaines de mètres plus avant dans la ruelle, une boutique de vêtements, étroite et profonde. Le vendeur fait-il partie de l’association ? Non, lui se contente de vendre et d’acheter et il ne compte, pour le protéger, que sur la grâce de Dieu.. Electrifier le Derb ? La solution du groupe électrogène partagé lui convient parfaitement. Mettre un terme à l’anarchie ? Tant que l’espace en face de sa boutique n’est pas encombré, il ne se sent pas concerné.
Le bout de la ruelle n’est plus très loin, le boulevard Bir Anzarane sur lequel elle débouche s’annonce déjà, par les échos de la circulation automobile et de la foule qui se presse, fébrile, à l’entrée de la ruelle. L’une des dernières boutiques est un temple high-tech. Parmi la foule qui se presse devant le comptoir, Abdellatif, officier de marine en civil, est venu faire réparer son portable. Derb Ghallef? «C’est un peu la pagaille et ça n’est pas toujours très sûr mais comment nier, dit-il, les services que ce quartier rend aux Casablancais ?»
Midi. Sur le boulevard Bir Anzarane, on retrouve Hamid affairé à servir des jus d’orange. Il arbore un sourire qui dépasse de loin le minimum commercial. Sur une des faces de sa « carrossa », des invocations religieuses sont peintes en rouge sur un fond noir. Sous son parasol bleu et blanc, Hamid est radieux.
Quelques pas plus loin, la deuxième ruelle qui traverse le Derb s’annonce tortueuse. On en retient l’image d’une montagne de récepteurs numériques à la devanture d’une boutique. Assis à son poste, un jeune homme à la physionomie peu engageante est occupé à « flasher » un démodulateur. Ah, le Derb et ses techniciens experts!
12h30. Sur le boulevard, au coin de la troisième ruelle, une vaste boutique et son immense étalage de fruits secs mettent l’eau à la bouche, mais aussitôt une odeur abominable est portée par un coup de vent : la rigole d’eaux usées s’impose brutalement à l’odorat des passants. Mais personne n’a l’air indisposé. A croire que cela fait partie de la tradition. L’odeur ne dérange même pas les buveurs de jus d’orange massés devant la boutique d’à-côté.
La quatrième rue est une avenue de terre battue. Elle longe un mur derrière lequel une décharge d’ordures fermente sous le soleil. En arrière-plan, un bidonville. Nous voila dans l’autre Derb Ghallef, celui de la crasse et de la misère, malgré les vendeurs ultra-prospères d’équipements électroniques qui font face aux vendeurs de bric et de broc : des montres et des briquets, des chaussures dépareillées, une antique machine à café sur un présentoir en métal, un amoncellement de casquettes pourries sur un sommier rouillé… L’ambiance est celle d’un marché aux voleurs, les vendeurs ont l’air de receleurs, les marchandises ont un parfum de petite criminalité.
On passe devant une mosquée qui semble avoir été bâtie en carton-pâte, l’air d’un décor de théâtre avec son mini minaret. Le mur débouche sur l’entrée d’un autre espace, l’autre institution du lieu : bienvenue au souk des vieilleries! Non initiés, passez votre chemin!
En continuant tout droit vers le boulevard Anoual, on longe les boutiques des matelassiers et les ateliers de menuiserie ébénisterie marqueterie, sans oublier les étalages d’échantillons de marqueterie. Une petite faim ? Deux ou trois gargotes s’offrent à tous les appétits. Pas d’eau courante ? La belle affaire ! Les amateurs de saucisses grillées ne se font pas prier.
Vous voila enfin sur le parking. De l’autre côté du boulevard, la direction régionale de l’Equipement du Grand Casablanca nous ramène à la réalité. Notamment celle des revendications de l’Association des commerçants de Derb Ghallef qui attendent toujours des WC et l’alimentation électrique de cette ville dans la ville. A moins que les rumeurs persistantes d’un déménagement du Derb en banlieue ne finissent par se concrétiser…

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