Culture

Fatna était son nom…

© D.R

Dans un documentaire qui lui a été consacré, au milieu des années quatre-vingt dix du siècle dernier, par la cinéaste franco-marocaine Izza Génini et qui a été projeté, à cette époque, à l’Institut du Monde Arabe à Paris, on la voit, dans des images très rares, parler en intimité, se raconter, lever le voile sur la profondeur d’un  personnage qui éclaire d’un jour nouveau l’autre Fatna, la bête de scène, la diva populaire, cette voix ample et profonde qu’elle déployait dans ses nuances et ses vocalises les plus infimes, les plus délicates, comme dans les répertoires les plus exigeants, les plus virils.
La réalisatrice, qui voue à la chanteuse une admiration sans bornes, l’a amenée à dire le rituel, les rituels quasi-secrets auquel elle se pliait, comme un sacerdoce, une forme de prière profonde, une prise sur les secrets de la vie des gens, leur vie de tous les jours, leurs tentations, leurs craintes, leur spiritualité et leur amour, surtout leur amour. C’est là le terreau dans lequel Fatna a de tous temps puisé cette force, cette énergie et cette aura qu’elle est la seule dans sa catégorie à exercer, comme une sorte de fascination, d’envoûtement sur des millions de gens, dont une bonne partie a découvert des bribes de cet art, qu’est la Aïta, grâce justement à cette médiatrice hors pair.
Et pourtant l’affaire est loin d’être mince. On peut facilement se leurrer sur le conte du genre musical populaire de la Aïta si l’on n’en retenait que cette connotation triviale, licencieuse et par trop dégradée comme tout produit de grande consommation, lorsqu’il perd son âme et se vautre dans la vulgarité et le facile plaisir.
Fatna, elle, est une artiste pleine, une autodidacte, une référence. Longtemps après sa mort, elle demeurera dans les mémoires comme l’une des figures les plus illustres de la chanson populaire marocaine. La partie spectaculaire, visible, de son talent ne représente, en fait, qu’une infime partie de cette passion qu’elle portait en elle, de cette épure qu’elle fit subir à un art profondément ancré dans la mémoire populaire des peuples des plaines du littoral atlantique marocain, des tribus de Abda, de Chaouia, des Doukkala, comme de celles du Haouz et de quelques autres contrées où la convivialité, le bonheur de vivre, l’art au quotidien et la fête ont un sens et sont donnés en partage.
Racines. C’est peut-être le terme qui identifie le plus le parcours et les destin de Fatna Bent Lhoucine. Native de la fin des années 20 du siècle dernier, à Safi, et très tôt orpheline de père et de mère, elle quitte sa ville natale en compagnie d’une grande sœur, et partit vers Sidi Bennour, embarquée dans une histoire d’amour juvénile et enflammée, là même où elle vient de décéder, et où elle commença tôt sa carrière de jeune Chikha, initiée et encadrée par Chikha Khaddouj qui faisait, alors, autorité en la matière.
Petit à petit, elle fit son chemin grâce à quelques apparitions remarquées dans des fêtes de portée nationale durant la décennie des années soixante. Mais, sa véritable carrière sera consacrée à partir des années soixante-dix, dans la seule ville qui pouvait se mesurer à son talent, Casablanca, la ville de tous les paris, de toutes les success-story, comme de toutes les canailleries. Le lieu mythique qui va être associé à son nom est le célèbre établissement noctambule La Terrasse, dans le quartier des Roches Noires, où elle se produisit, dans un premier temps avec deux acolytes de renom : Ba Jelloul et Salah Smaâli, avant de faire la rencontre décisive du groupe de musique et chant de Oulad Ben Aguida. C’est avec ces joyeux lurons qu’elle composera la dream team de la Aïta, durant plus de deux décennies, avec un répertoire de plusieurs dizaines de titres, que l’amplification par la télévision et les cassettes audio va répercuter aux quatre coins du pays, comme parmi les ramifications les plus lointaines de la diaspora marocaine, bien au-delà du public natif de cette couleur musicale.
Comme toutes les belles histoires, cette période faste s’est effilochée, au début des années 2000 dans le dédale des petits calculs du quotidien qui ont provoqué la rupture entre Fatna et les Oulad.  
Depuis cette discorde, l’artiste ne s’est plus reproduite qu’occasionnellement à la faveur de quelques soirées, parfois télévisées. Elle a surtout accompagné, conseillé et encadré de nombreuses et de nombreux chanteuses et chanteurs de la Aïta, et parmi eux Hajib, qu’elle a toujours considéré comme son fils spirituel, et qui est actuellement la star montante du genre. 
Mais dans le milieu des érudits de la Aïta, et ils sont extrêmement rares, le nom de Fatna Bent Lhoucine demeure incontournable pour la richesse de son répertoire recueilli auprès des plus grands maîtres, souvent anonymes, paroliers des ksaïd. Un de ces spécialistes, Hamid Bouhmid, safiot comme elle, et qui, hélas nous quitta en 2003, lui a consacré une étude très fouillée et documentée.
Pour sa part, le journaliste et écrivain Hassan Najmi, l’ancien président de l’Union des écrivains du Maroc, est actuellement en train d’achever une thèse universitaire sur les traces historiques du répertoire de la Aïta. Mais, c’est sans conteste, un autre écrivain et universitaire, Hassan Bahraoui, le spécialiste des cultures et expressions artistiques populaires du Maroc, qui connaît le mieux et le plus profondément le répertoire et l’environnement de la Aïta sur laquelle il a publié, il y quelques années, un livre de référence en arabe et qui a souvent rencontré la chanteuse disparue. Il ne ménagera certainement pas ses efforts et son entregent pour rassembler et préserver le riche et exceptionnel patrimoine que nous a légué la défunte.

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