Culture

Giroud, Une femme nommée passion

Nous devons toutes quelque chose à Françoise Giroud. A nous, les femmes, toutes générations confondues, elle a apporté un peu de ce XXè siècle, qui lui colla à la peau, qu’elle épousa, et dont elle fut, à sa manière, distinguée et altière, une égérie. Belle, courageuse et digne.
Pour toutes celles qui, un jour, ont choisi d’écrire pour raconter, faire partager et comprendre «la rumeur du monde », elle fut plus encore. Le souffle de la liberté.
On lui doit tant à Françoise Giroud, la plus intellectuelle des autodidactes, Femme, Combattante, Pionnière.
Abîmée, trahie parfois, mais toujours debout. De ce XXè siècle de toutes les fureurs, elle est l’incarnation. Un vrai personnage de roman. Fille d’immigrés russo-turques, issue d’une famille bourgeoise désargentée, orpheline de père à 8 ans, elle doit très tôt gagner sa vie. Subtile et racée, cette jeune fille singulière devient script-girl…sur le « Fanny » de Marcel Pagnol et «La grande illusion » de Jean Renoir, fréquente à 16 ans Marc Allegret, Antoine de Saint-Exupéry. Puis, elle connaît la guerre, la résistance, les prisons, la déportation de sa soeur. Elle fut fille-mère aussi, d’un enfant qu’elle avouera, suprême douleur, n’avoir que peu aimé, dévorée qu’elle était par son travail, et qui mourra, à 25 ans…
Pendant la guerre, elle rencontre la plus grande de ses passions, celle qui primera sur tout : le journalisme. « De toutes mes vies, ma préférée », dira-t-elle. Elle dirige auprès d’Hélène Lazareff, le premier magazine féminin «qui pense», «Elle », avec une mission: libérer la femme, en lui expliquant l’hygiène, la beauté, comment se faciliter la vie, se délivrer des carcans. Le magazine est devenu une institution. Et puis en 1953, par amour pour un homme, Jean-Jacques Servan–Schreiber, elle crée avec lui, «l’Express », le premier news-magazine français, la référence absolue, une arme de combat anti- Algérie française, où elle fait écrire les plus grands, Mauriac, Camus, Sartre.
Pendant vingt ans, première et seule femme à diriger un organe de presse, elle fait tout, dirigeant, animant, écrivant, réécrivant, refaisant le journal des nuits entières, détectant les talents, suscitant des vocations, vulgarisant les articles souvent obscurs des universitaires, avec un insatiable appétit, une volonté inflexible, une santé de fer et un charme infini.
Comme elle est inclassable, elle accepte en dépit de son attachement à la gauche (partisane de Pierre Mendés-France, elle est aussi une amie de François Mitterrand), d’être ministre de la Condition féminine en 1974, un ministère créé pour elle par Valéry Giscard d’Estaing. Parce qu’elle sentait qu’elle pourrait y faire avancer sa cause, celle des femmes.
Elle sera aussi ministre de la Culture. Mais, en 1977, elle abandonne la politique, pour s’adonner à sa passion de toujours, l’écriture. Biographe prolixe, romancière à succès, elle publiera une vingtaine d’ouvrages, surtout des biographies de femmes, Marie Curie, Alma Malher, Jenny Marx, Lou-Andrea Salomé, des documents (les Françaises), ses mémoires «Arthur ou le bonheur de vivre », et « On ne peut pas être heureux tout le temps », son « journal d’une parisienne ». Elle sera aussi membre du jury Fémina .. Mais, toujours, elle restera journaliste. Curieuse de tout. Elle considérait «qu’être journaliste était un privilège, qu’on devrait payer et non être payé pour exercer ce métier, car le journalisme consiste à épouser l’Histoire ». Editorialiste au « Nouvel Observateur », sa plume acérée fera les délices des lecteurs jusqu’à la veille de sa mort.
Elle a été aussi de ces femmes, immensément femmes, parce qu’immensément humaines. Belle.
Féminine. Forte et fragile. Follement amoureuse et trahie par son grand homme, Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui la délaissera pour en épouser une autre. En proie vers la quarantaine aux affres de la dépression. Suicidaire, elle sera sauvée par Jacques Lacan, qui deviendra son analyste. Elle vivra une belle histoire avec Alex Grall, célèbre éditeur, féru d’art contemporain, qu’elle aidera, le moment venu, à mourir. Sa fille, Caroline Eliacheff est une brillante psychanalyste pour enfants. De son propre aveu, elle fut aussi une grand-mère gâteau. Et une amie fidèle, une fine cuisinière. Ses déjeuners en tête à tête étaient les plus courus de Paris… Parce qu’elle était aussi une vraie parisienne, amoureuse des arts et des spectacles, de celles qui vous éclairent une soirée par sa conversation subtile, son regard pétillant, son sourire enjôleur et son humour caustique . Pourtant, parfois, on s’est surpris à ne plus la supporter, Françoise Giroud, de vivre tout cela et de savoir le vivre, de le raconter aussi, avec tant de pudeur, d’élégance et de clarté. Le fruit de son immense talent. D’un travail acharné aussi, elle qui ne croyait qu’au labeur. Qui n’aimait que cela. Splendide «leçon » dans un métier qui vénère les brillants dilettantes et méprise les besogneux. Elle aura été les deux, esprit brillant qui attirait à soi la lumière et travailleuse de l’ombre.
Souvent, on se prenait à la détester aussi, pour ses avis tranchants, ce parisianisme moqueur, ce côté «donneuse de leçon », cette cruauté polie, ce sentiment diffus qu’il valait mieux être de sa paroisse. On sentait sans la connaître, son mépris glacé souffler dans notre dos. Mais toujours, on était fasciné par ce regard lumineux, ce phrasé distingué, cette plume acérée, cette écriture serrée, cette impression qu’elle donnait de n’être jamais dupe, de rien ni de personne, cette suprême dignité aussi. On l’a aimée, Françoise Giroud, pour son combat pour les femmes, toujours renouvelé, cette vigilance, ce sens de la formule, qui lui faisait dire non sans malice, « que l’égalité homme-femme n’existera, que lorsqu’à un haut poste de responsabilité, on acceptera qu’une femme soit aussi incompétente qu’un homme ». Dénuée d’indulgence, elle méprisait celles qu’elle appelait « les bonnes femmes », les plaintives. « La féminité n’est pas une incompétence, elle n’est pas non plus une compétence » aimait à dire cette coriace, qui a formé des générations de femmes journalistes, dans un métier où elles n’étaient pas légion. Elles en ont fait leur modèle. On l’a aimée, Françoise Giroud, quand, la première, dans « la comédie du pouvoir », (1977) elle osa briser le tabou et raconter par le menu les allées du pouvoir, les Conseils des ministres et les hypocrisies du monde politique. On a aimé aussi que cette intellectuelle éclairée, ose dire haut et fort, bien avant que cela ne soit à la mode, son goût pour le sport en général et le football en particulier. Elle a toujours osé, Françoise Giroud. Elle a eu tous les courages, toujours, des plus grands aux plus infimes, toutes les insolences. On ne choisit pas sa mort. Pourtant, à l’instar d’une Pamela Harriman, ambassadrice des Etats-Unis, morte, comble du chic, après avoir effectué, à près de 80 ans, quelques longueurs dans la piscine de l’Hôtel Ritz, Françoise Giroud est décédée des suites d’une chute à l’Opéra Comique, où elle venait d’assister à une première. Parisienne raffinée et curieuse de tout jusqu’au bout. Ultime geste d’élégance de celle qui aimait à dire d’elle-même :« Je ne suis pas une femme convenable ». Bien plus que cela , Madame, une Grande Dame.

• Ghizlane Mouline
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