Culture

Jamal-Eddine Naji : «Derb Sultan est la source de toutes mes références»

© D.R


ALM: Que symbolise pour vous le quartier Derb Sultan?
Jamal-Eddine Naji : Derb Sultan a été pendant des années, durant mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse, une scène qui a abrité tous les événements qui ont compté dans l’histoire du pays, notamment durant les deux dernières années de l’occupation française. Dans mes premiers souvenirs d’enfance, je revois mon quartier (Derb spagnol et Derb Bouchentouf) occupé par l’armée française y compris la cour de mon école. Puis des souvenirs plus précis sur les événements de Mars 1965… Derb Sultan c’est aussi une scène où on a vécu l’évolution de génération en génération, j’allais dire la confrontation pacifique entre la culture de différentes générations. Mais tout ça a été dominé par un code collectif, une sorte d’éthique entendue entre toutes les générations. Une éthique basée sur la solidarité et le respect de la diversité, la pauvreté comme la richesse, car il y avait parmi nous des familles nanties et des familles très pauvres, une mixité sociale presque infinie, vécue comme une normalité, sans adversité de rupture sociale entre voisins, entre quartiers. Il y avait aussi une atmosphère d’une culture d’une violence gérable, voire «formatrice» pour les jeunes, déviant rarement vers la violence criminelle qui serait caractérisée ou gravissime. Une violence, plus verbale que physique, violence de petites rapines, de rixes entre districts (le film West Side Story fut emblématique pour les jeunes de ces quartiers…) Par ailleurs, le machisme était une valeur valorisante, comme un code d’honneur, on devait l’être et le montrer. Derb Sultan a été également le théâtre d’une répression aveugle aussi bien pendant l’occupation, les événements de Mars 65, qu’au quotidien par les deux hantises du quartier, à savoir, les forces auxiliaires (Chabakouni) et la fourgonnette c’est-à-dire la rafle. C’est un quartier qui avait aussi une culture de désespoir, de «mal vie», de lourde pesanteur de l’oisiveté, de la «fatalité» de la condition humaine de chacun, malgré une solidarité régnante… Un «fatalisme rural», puisque ces quartiers accueillaient les vagues successives de l’exode rural et des grands mouvements de fuite depuis les campagnes comme depuis les vieilles villes du nord et du sud, suite aux famines et aux épidémies des années 30 et 40… Hay Mohammadi «rival» de Derb Sultan dans cette «géographie populaire casablancaise» allait connaître un autre exode rural durant les années 50 et 60. Mais la condition de chacun n’excluait pas nombre de réussites ressenties par tous comme la réussite de tous, de sa rue, de son quartier, de tout Derb Sultan…Celui qui n’avait pas de moyens pouvait néanmoins devenir un grand footballeur, un acteur, un  humoriste hors pair, ou un élève brillant dans ses études.

Quels sont les souvenirs que vous en gardez?
D’abord il y a l’amitié, comme pour tous les enfants. C’était une amitié très forte. Il y avait aussi une certaine compétition entre les rues. Il y avait aussi un sentiment de protection. Quand on appartient à une rue, toute la rue est solidaire. Par exemple, on était protecteur de toutes les filles de sa rue. Il y a aussi des souvenirs qui se rapportent à des scènes comiques. Il y a aussi des personnages qui rappellent et parfois dépassent les personnages de Najib Mahfoud ou de Albert Cossery. Tout cela dans une atmosphère où la valeur que je garde le plus dans mon esprit comme souvenir d’apprentissage social c’est la frugalité, la «retenue», c’est-à-dire des gens qui peuvent se contenter du peu pour garder le sourire pendant longtemps, et pour être joyeux lorsqu’il le faut lors des fêtes collectives alors qu’ils n’ont pratiquement rien.

Quelles sont les personnalités issues de ce quartier que vous connaissez?
Il y en a tellement. Je vais citer pêle-mêle, Taïeb Seddiki, les cinéastes Ahmed Bouanani et Mohamed Reggad, Toumi, Al Badaoui, Salah Eddine Benmoussa, Hajja El Hamdaouiya, le peintre Cherkaoui, Chakib Laroussi, nombre de footballeurs, notamment Binini, Dolmi, Houmane, les frères Saïd Seddiki et Seddiq Seddiki, Larbi Sqalli, l’un des premiers journalistes, Naïma Lamcherki, donc plein de gens dans toutes les formes d’expression surtout artistiques et des politiciens aussi…

N’avez-vous jamais pensé à constituer une association rassemblant les personnalités de ce quartier?
Oui, souvent. Mais pourquoi? C’est la question à laquelle je n’ai pas pu répondre et c’est la raison pour laquelle que je ne me suis pas engagé dans un tel projet. Surtout ces dernières années, parce que l’aspect associatif est devenu depuis le début des années 80 de plus en plus douteux, c’est-à-dire couru par des velléités pas très valorisantes et pas très respectables. Certains cherchent la réputation ou la députation, certains cherchent un poste ou une posture d’imposture et il y a ceux qui créent une association pour rebondir ailleurs. Dans mon idée pour créer une association, il faut se poser la question : qu’est-ce qui nous réunit ? Et ce qui peut nous réunir ne peut être qu’un objet de militantisme et d’adhésion à certaines valeurs. Je passe dans ma tête le souvenir d’une cellule clandestine dans les années 70 qui travaillait pour aider les gens à faire émerger leurs talents et porter leurs voix pour mettre fin à la pauvreté et à la précarité politique qui persistent toujours dans ce quartier. J’avoue sur ce point que je sens un sentiment de culpabilité, je ne sais pas dans quelle mesure je pourrais exprimer ma gratitude à ce quartier.

La plupart des habitants de Derb Sultan sont connus pour être des Rajaouis. Et vous, vous penchez pour quel club?
J’aimerai raconter une histoire à ce propos. On avait un instituteur à l’école Bouchentouf qui avait un frère. Ce dernier était un réparateur de radios. Grâce à lui, on suivait les informations parce qu’il mettait une radio avec un haut-parleur dans la rue. Ces deux frères, depuis que le Raja existe en 1959 je crois, ils ne se sont jamais parlés et ils ne se sont jamais rencontrés ni dans les cérémonies de mariage ni dans les funérailles de la famille parce l’un était wydadi, l’instituteur, et l’autre était rajaoui. Dans mon quartier qui est un quartier du Raja, il était impensable de ne pas être rajaoui et avant tout être anti-wydadi. Le Raja dans ces quartiers était assimilé à des valeurs populaires, à l’opposition politique, à l’esprit rebelle, à la jeunesse, c’est-à-dire à l’indulgence qui est plus artistique que l’opulence. Alors que, paradoxalement, les Rajaouis sont des anciens wydadis, car pendant l’époque de l’occupation le Wydad était perçu comme l’équipe de la résistance à l’occupant. Par la suite cette image a changé. Le Wydad a fini par être perçu comme l’équipe des riches et des nantis d’après l’indépendance, ce qui n’était pas tout à fait le cas mais c’était comme ça.

Est-ce que vous gardez toujours des liens avec Derb Sultan ?
Oui, à travers plusieurs amis d’enfance que je rencontre souvent et qui vivent ailleurs dans d’autres villes, dans d’autres quartiers, dans d’autres pays. Mais, il m’arrive au moins cinq ou six fois par an de faire des pèlerinages tout seul en incognito. Parfois je retrouve ceux qui sont restés dans le quartier. Je viens d’apprendre récemment que tous les amis d’enfance se sont jurés de se retrouver tous les vendredis. Malheureusement, depuis deux semaines je n’arrive pas à les rejoindre. Mais je compte bien respecter ce rendez-vous à l’avenir. En fait, Derb Sultan est la source de toutes mes références de la vie sociale, de la marocanité et de la vie familiale puisque ma femme est issue de ce quartier. Parfois même pour me rappeler de certaines choses, j’utilise le numéro de la maison et de la rue où je suis né. Certains chiffres sont importants pour moi pour revisiter ma mémoire de Derb Sultan . Tout ce que j’espère c’est de garder cette mémoire sans tomber dans une nostalgie inutile pour mon présent et mon avenir de marocain, c’est-à-dire  pour ne garder de Derb Sultan que les nombreux cours et exercices d’apprentissage social et d’apprentissage politique, alerte socialement, dont j’ai beaucoup profité dans ces ruelles, leurs places, leurs cinémas, leurs rares jardins (Mardoukh, l’Hermitage), avec leurs figures ordinaires comme avec leurs figures les plus emblématiques ou les moins connues qui m’ont appris sur la vie autant que mes meilleurs professeurs m’ont appris sur le reste

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