Culture

La dernière soirée de Dikra

Dikra ne savait pas qu’en restant au Caire, elle avait rendez-vous avec la mort. Elle se rendait chaque année en Tunisie pour fêter l’aïd al Fitr en compagnie des siens. Elle a fait une seule exception à cette règle cette année-ci. “Un signe du destin“, diront ses amis après-coup. Autre signe qui ne trompe pas : Dikra, qui aimait tant le Caire nocturne, était restée chez elle le soir où son mari a scellé en lettres sanguines son destin. Le jeudi soir, on ne dort pas dans la ville qui ne se couche jamais. Dikra a pourtant préféré recevoir chez elle Khadija Salaheddine, chargée de gérer ses affaires, ainsi que son époux Amr Hassane Sabri, le gérant des affaires et de Aymane Al-Swidi, le désormais célèbre mari de la chanteuse tunisienne. Dikra voulait avoir des nouvelles du Caire artistique. Elle a appelé son amie la comédienne Kawtar Ramzi qui a rejoint le groupe, après la fin d’une représentation. À deux heures du matin, sa voiture s’est arrêtée devant un immeuble, situé dans le quartier chic du Zamalek. Le groupe des quatre discutait du dernier album de la Tunisienne, quand son mari Aymane Al-Swidi est rentré vers 4 h 30 du matin. Il était visiblement préoccupé. Il s’est tenu à l’écart du groupe. Dédaignant la conversation, il fixait seulement sa femme. Il l’interrogeait du regard, voulait trouver dans ses yeux la confirmation du démon qui le rongeait. “Kawtar, je te prie de quitter la maison, nous avons à parler entre-nous“. C’était impromptu, inattendu! La comédienne a pris la porte de la sortie. Swidi gardait ses bonnes manières. Il l’a raccompagnée jusqu’à la porte, et comble de courtoisie: il est parti lui chercher ses chaussures. En sortant de l’appartement, Kawtar Ramzi ignorait qu’elle était la dernière personne à avoir vue Dikra vivante. Ce que le mari de Dikra avait sur le coeur était vraisemblablement très important, parce qu’il a congédié sèchement deux servantes, en leur ordonnant de rentrer dans leur chambre. Khadija et Oum Hachem, âgées de 17 ans, ont obtempéré à moitié. Elles ont laissé la porte entrouverte pour ne rien perdre des éclats de voix de leur maître. C’est leur témoignage qui permet de reconstituer le puzzle des deux heures et demie qui ont précédé la tempête. “Je ne peux plus te regarder en face, femme perfide et infidèle“, a crié Swidi contre sa femme. “Tes aventures font de moi la risée du Caire, sale…“. Fou de rage, l’homme a traité de tous les noms Dikra. Il sait maintenant pourquoi elle rentrait chaque soir si tard. Et ses voyages répétés dans le Golfe ? C’était pour amuser la galerie des princes ! “Tu ne mérites pas de vivre !“ Swidi a quitté le salon pour revenir armé d’une mitrailleuse. Il l’a braquée contre sa femme tout en l’arrosant d’un jet d’invectives. Tout était motif à sa colère : les décolletés de Dikra, son amabilité avec les hommes, preuve de sa grande disponibilité. Son homme d’affaires a essayé de tempérer la colère de l’époux jaloux. “Surtout pas toi, Sabri ! Tout le monde sait que dès je pointe le nez dehors, tu viens te faufiler sous mes draps encore chauds“. La femme de ce dernier a secoué Dikra : «Défends-toi. Démens les allégations de ton mari. Explique-lui que la jalousie rend fou. Il voit des rivaux partout. Il n’a pas le droit de te parler comme une traînée !“ Khadija a ajouté qu’elle aurait tué son mari s’il avait osé attenter à son honneur avec des mots aussi dégradants. La détente démangeait Swidi non pas pour attenter à l’honneur, mais à la vie. Il en voulait certainement au couple. Pourquoi avait-il congédié la comédienne Kawtar Ramzi et non pas Sabri et sa femme ? Avec le temps, le trio a gagné en confiance. Swidi avait besoin d’expurger sa colère avec des mots et des menaces, mais il n’est pas un assassin. Il ne passera jamais à l’acte. Les deux servantes n’ont pas entendu le mot ou la phrase qui a poussé le mari de Dikra à lâcher une première rafale. Quel souvenir est venu le presser plus que les autres ? Quel regard fuyant lui apportait la confirmation de ce qu’il pensait savoir déjà ? Nul ne le sait, parce que l’homme a tout fait taire, en lâchant quatorze balles sur sa femme, avant de vider le chargeur sur les deux invités. Swidi est resté une longue minute à regarder le spectacle. Toute une minute. Une éternité ! Il regardait comme Sardanapale son ultime acte. Sa femme ne fuyait plus son regard. Ses yeux étaient drapés sous un voile de sang. Des pépiements d’oiseaux à l’extérieur ont troublé le silence de ce spectacle. Le monde pouvait continuer de tourner, malgré ce qu’il vient de faire! Le jour pointait en effet déjà : il était 7 heures du matin. D’un pas lourd, Swidi s’est dirigé vers la chambre où il cachait ses armes. Il a pris un pistolet et a regagné le salon du carnage. Tout en regardant sa femme, il a introduit lentement le canon dans sa bouche. Au contact froid du métal, il eut une pensée pour tous les suicidés des films égyptiens qui avalaient le canon pour se donner la mort. “Ils en restent sans voix“, murmure-t-il d’une façon amèrement sarcastique. Cette dernière pensée fut l’ultime souvenir (dikra) de la voix imparable qu’il venait de faire taire à jamais. Comment pouvait-il vivre sans de cette voix ? Une dernière détonation a troublé le silence de ce vendredi matin, avant que les deux servantes ne quittent leur chambre pour crier à vive voix du balcon : “à l’aide!“

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