Culture

L’art de rendre beau des supplices

© D.R

Aujourd’hui le Maroc : Est-ce qu’il est facile de montrer de l’art contemporain au Maroc ?
Hicham Benohoud : J’expose surtout à l’étranger. Cela dit, j’ai eu ma première exposition personnelle à l’Institut français de Marrakech. Cette exposition a été remarquée par Nawal Slaoui qui s’occupait alors de l’espace Actua de la BCM. Elle l’a accueillie à Casablanca. Ma carrière artistique a démarré à partir de là. Bien que je fasse de l’art contemporain, j’arrive à vendre quelques pièces. Ce n’est pas suffisant pour en vivre. D’ailleurs, je suis surpris que des personnes achètent ce que je fais. Ce n’est pas joli! Je ne comprends pas que des gens puissent mettre mes pièces dans leur salon. Je donne corps à des idées qui n’incitent pas particulièrement au bonheur. Mais comme dans la réalisation, ces idées sont généralement colorées, ça tape à l’oeil. Les gens trouvent ça beau ! Ce n’est pas beau !
Pourquoi déniez-vous la qualité de beau à vos oeuvres ?
Mon travail est horrible. Comme les personnages de mes oeuvres sont petits, on ne voit pas leurs visages. Il suffit pourtant de bien les dévisager pour se rendre compte qu’ils n’ont rien d’attrayant. Moi-même, je suis à chaque fois surpris par l’épouvante que me communique le détail d’une oeuvre agrandi dans un catalogue. D’ailleurs, je ne regarde jamais ni mes photos, ni mes oeuvres plastiques. J’ai peur ! (Silence). Mais si vous observez une oeuvre, vous découvrez un visage sans bouche, sans yeux, trituré, torturé, lacéré, déconstruit. Mais comme ça remplit l’espace et que c’est joliment coloré, les gens ont une autre approche.
Vous avez donc conscience de réaliser des personnages qui heurtent des sensibilités ?
Oui, j’en suis conscient. Mon oeuvre est intimement liée à ma vie. Moi-même je suis une personne torturée, angoissée. Je souffre beaucoup, j’ai vraiment mal quelque part. Mon état contamine mes oeuvres. Mon travail exprime mon propre malaise.
Votre première exposition qui montrait les personnages triturés dont vous parlez s’intitulait “Identité“. Pourquoi ce thème ?
Parce que c’est un thème que tous les artistes marocains ont abordé. En tant que jeune, qui avait 28 ans, à la recherche d’un thème qui facilite son introduction dans le monde des arts plastiques, je me suis cramponné à l’identité. J’ai pris ma carte d’identité et j’en ai fait une lecture rapide. Il y a une photo et un texte sur un support plastifié. J’ai pris des centaines de photos d’identité de mes élèves. Je les ai ensuite dépossédés de leur identité en leur enlevant la bouche et les yeux. J’ai juxtaposé les photos les unes aux autres, et les ai plastifiées sur un panneau comme une carte d’identité. En fait, j’ai transféré ma carte d’identité à l’oeuvre, tout en défigurant les visages des élèves. En les rendant méconnaissables, j’affirme aussi que mon identité dans cette société n’existe pas. Je suis toujours passé inaperçu. Le regard des autres ne s’arrête pas sur moi à mon passage dans la rue.
Le thème de l’identité a effectivement beaucoup intéressé les peintres au Maroc. Vous y avez eu recours pour vous réclamer d’un héritage ?
Le seul lien en fait est le sujet, mais cela ne recouvre pas une réalité plastique dans l’absolu. Pour dire vrai, j’ai été intéressé par le thème de l’identité au regard de mon histoire personnelle, et non pas pour m’inscrire dans une tradition picturale marocaine. J’ai vu les oeuvres de mes prédécesseurs. Je sais qu’ils ont introduit le signe de leur région, la calligraphie arabe ou des matériaux locaux pour souligner l’appartenance de leurs oeuvres à une culture. En ce qui me concerne, je ne suis pas du tout préoccupé par cette problématique. Je me soucie très peu de marquer le territoire de mes oeuvres – à tout le moins quand je travaille à Marrakech. Donc, même s’il y a une petite continuité au niveau du thème, il a une autre signification. Je pense d’ailleurs être très franchement dans une logique de rupture par rapport aux peintres marocains. Je ne me suis jamais dit voilà ce qu’a fait Gharbaoui ou Belkahia, à moi de prendre le relais et d’aller plus loin ! Mon identité à moi s’écrit avec un tout petit “i“. Qui suis-je dans ma famille, dans ma société, dans Marrakech ? Ce sont ces frontières-là qui délimitent l’espace de mon identité.
Quand vous avez fait ce travail sur des panneaux plastifiés, vous saviez alors que vous faisiez de l’art contemporain ?
Pas du tout ! À l’époque, je ne savais pas du tout ce qui se faisait en Occident, parce que je n’y avais pas encore mis les pieds. Les livres d’histoire de l’art que j’ai eu entre les mains, pendant mon bac en arts plastiques ou ma formation au CPR dans la même discipline, se limitaient au surréalisme et à la peinture abstraite. C’étaient les expressions les plus audacieuses en matière de modernité. En revanche, j’ai vu quatre artistes contemporains, peu connus au demeurant, travailler à l’Institut français de Marrakech. J’ai été très surpris par leur façon de bosser. J’ai trouvé amusante leur démarche. Alors que je rentrais chez moi et me préparais à la peinture comme pour un cérémonial en revêtant un tablier, en dépoussiérant mes pinceaux, en étalant mes tubes de peinture, en sortant ma palette, en dressant mon chevalet, et que je passais des heures et des heures pour faire un oeil, voilà que je découvrais que l’art pouvait être beaucoup plus ludique. Du coup, j’ai balancé la peinture à l’huile et j’ai commencé à jouer.
Par rapport toujours à l’identité. Est-ce qu’on peut définir votre art comme étant marocain. Est-ce que vous êtes préoccupé par l’identité de l’art que vous faites ?
Je ne saurais pas répondre de façon tranchée à cette question. Disons qu’on me considère comme un artiste musulman bien que je sois laïc ou que mon art soit laïc pour être plus précis. L’islam a joué un rôle capital dans mon monde de représentation. Dans ma façon d’être aussi, et par conséquent dans mon art. Depuis que j’étais enfant, ma mère me racontait des histoires pour me faire peur. L’image que je garde de mon enfance, et d’aussi loin que je me souviens, c’est celle d’hommes pendus par le bout de leurs cils ou de leurs langues, de cris atroces de personnes embrochées, d’odeur de chair humaine qui brûle. Ma mère me menaçait à chaque petite incartade par un supplice en enfer. Aujourd’hui, dès que je plonge dans mon enfance, je me vois supplicié dans l’au-delà. Chaque fois que je n’obéissais pas, que je ne mangeais pas tout mon pain, ma mère me menaçait par un châtiment corporel terrifiant. En fait, je n’ai pas réussi à me débarrasser de ces tortures physiques. Je dois faire plaquer sur mes photos les images que je garde dans mon inconscient.
Par rapport aux supplices corporels, dans votre dernière exposition “Version soft“, vous vous donnez à voir avec des accessoires qui contorsionnent votre visage. Comment est née l’idée de ce travail ?
C’est une longue histoire. J’ai d’abord rencontré un galeriste belge qui m’a proposé de produire une exposition à Bruxelles. Il m’a offert une résidence d’artiste à Bruxelles et m’a invité à photographier la ville. Je me suis en vain torturé, parce que tout était à photographier et rien ne m’intéressait. Au bout de quinze jours, je suis rentré à Marrakech. J’ai envoyé un mail au galeriste belge lui expliquant que photographier Bruxelles by night ou la communauté maghrébine ne m’intéressait pas. Si j’étais invité là-bas, c’est pour faire un travail différent de celui que je fais chez moi. En même temps, je devais garder une passerelle avec le thème qui m’a été d’abord proposé. J’ai trouvé la parade avec le projet : un musulman à Bruxelles.
En quoi consiste-t-il ?
Je devais me mettre en tant que musulman sur scène et demander à des photographes de Bruxelles de me photographier. Les artistes que j’avais choisis pour me prendre en photo ont tous refusé de collaborer avec moi. Pour ne pas se “mouiller“. C’est le terme qu’ils ont employé, expliquant au galeriste qu’ils respectaient l’islam et qu’ils appréhendaient les réactions des associations de musulmans, nombreuses à Bruxelles. Du coup, je me suis retrouvé seul, face à mes angoisses. Je me suis résolu à travailler avec un seul photographe, par rapport encore une fois à des images de mon enfance et de ma relation à l’islam. La seule personne qui a accepté de travailler avec moi moyennant de l’argent a pris la fuite, après notre rencontre au labo. Je me suis retrouvé seul.
Et c’est ainsi que vous avez photographié votre visage, au lieu du corps entier ?
Oui ! Effectivement, au préalable, c’était mon corps entier qui devait subir les supplices. J’ai dû me rabattre sur mon visage, parce que c’est plus facile, compte tenu du fait que je travaillais seul. Et parce que des personnes, dont mon galeriste à Paris, m’ont recommandé de rester radical, mais tout en étant subtil. C’est ce qui explique le titre de l’expo : “Version soft“ par rapport à la première version “un musulman à Bruxelles“ qui était hard.
Votre travail tient à la fois de la photographie et d’autres formes plastiques. Vous avez publié un livre de photographies. Acceptez-vous l’appellation de photographe ?
J’ai toujours rejeté cette qualification, bien que je prenne souvent des photos et que la photographie structure mon oeuvre plastique. Je n’ai pas le souci des photographes qui s’intéressent au cadrage, à la lumière, au support photographique, au format. Mes prises sont toujours frontales. Je ne me pose pas de questions. Je ne vois pas pourquoi je ferai le tour d’un objet que je peux prendre de face. La lumière aussi, je la capte toujours de face, craignant de faire joli ou dramatique, si je la cherchais de côté. J’ai un appareil photo qui n’a pas une excellente optique, et à la limite, je m’en fiche. Donc, tout ce qui préoccupe un artiste photographe ne m’intéresse pas. Ma préoccupation à moi, c’est l’idée. Dès que j’en ai une, j’attaque ! Des fois, ça aboutit à la photo, d’autres fois, la photographie constitue seulement une étape dans mon travail. Je la déchire, la rempile, l’intègre dans une oeuvre où elle devient l’un des constituants. Le terme en fait qui m’intéresse le plus c’est plasticien-photographe.
Vous m’avez dit l’année dernière que vous étiez sur le point d’abandonner l’art…
Je n’ai pas changé d’avis ! L’année dernière, j’ai pris une année sabbatique. J’ai voyagé, j’ai exposé, j’ai rencontré beaucoup de gens, mais je suis rentré avec la détermination de laisser tomber l’art pour reprendre mon boulot de professeur des arts plastiques, et de m’y dévouer exclusivement. J’ai décidé d’acheter une voiture, de me calmer, et comme j’ai 35 ans et que mes parents s’inquiètent sur mon avenir et me pressent constamment, j’ai également décidé de me marier et d’avoir des enfants. Jusqu’à octobre dernier, ce projet était sûr. Parce qu’il m’est impossible d’être professeur au Maroc et de faire de l’art. Il faut choisir ou l’un ou l’autre. Soit je suis libre, et je me déplace, je participe à des workshops dans le monde, soit je fais le métier de prof. Je suis un peu extrémiste dans ma manière de penser. Je ne sais pas composer : ou bien une chose, ou bien l’autre ! J’avais donc choisi d’abandonner l’art, quand à ma grande surprise on m’a accordé une deuxième année sabbatique.
Ça veut dire que vous avez différé le projet de laisser tomber l’art jusqu’à l’année prochaine ?
Exactement ! L’idéal, c’est de pouvoir vivre de mon art et de m’exprimer librement, m’amuser, mais ce n’est pas possible. De toute façon, je suis au pied du mur. Je n’ai plus droit à une troisième année sabbatique. Et je veux arrêter de faire souffrir mes parents. Ils trouvent que je déconne en faisant de l’art. Ils sont un peu déboussolés, parce qu’ils voient que j’occupe de l’espace dans les revues et journaux, sans que cela ne se concrétise par une consécration matérielle, genre avoir une villa et d’autres biens. Ils sont derrière moi, à me surveiller, à s’inquiéter, à penser que je fonce droit au mur. Ils me font aussi souffrir en se fermant à mon choix. C’est une autre affaire ! Mais comme j’ai dit au début : mon art est étroitement lié à ma vie personnelle.

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