Culture

Le chantre de la laideur

Il a tout compris, le chanteur égyptien Shaâban Abdel Rahim. Il sait qu’il ne faut pas être doté d’une belle voix, et encore moins recourir aux services d’un bon compositeur pour devenir célèbre. Il lui a suffi de prêter une oreille aux  sentiments du plus grand nombre pour que le peuple le porte aux nues. Au premier essai, il a cartonné. À la première tentative, il a vendu des millions d’exemplaires. Qu’a-t-il chanté de si remarquable pour avoir un tel
succès ? « Ana bakrah Israël » (je déteste Israel). Cette phrase constitue le leitmotiv d’une chanson dévouée à la haine. « Je déteste Israël et je le dis très haut. Peu m’importe si je suis fait prisonnier ou que je meurs en martyr ». Le rythme monotone participant des chansons du chanteur populaire Adawiya n’a pas empêché le chantre de la haine d’Israël d’être élevé au rang de héros en Égypte. La classe ouvrière le considère comme un battant, un franc-tireur, un chevalier sans peur et sans reproche. Elle oppose son langage sincère à celui des politiciens à la botte des USA. Cette chanson a été censurée par les médias dirigés par l’État. En revanche, les chaînes de télévision et de radio privées la diffusent encore. Fort de ce premier succès, l’intéressé vient de rééditer l’exploit. La conjoncture internationale et les frustrations de la rue dans le monde arabe lui ont donné le titre de son deuxième tube : « Saddam, je t’aime ». Les capacités vocales de Shaaban Abdel Rahim n’ont guère évolué en deux ans. Sa voix est demeurée plate et sa musique ne se distingue pas de n’importe quelle autre chanson populaire. Quant aux paroles : « Je t’aime, je fonds, je t’estime ! Sans mensonge, et très sincèrement je t’aime ! Je ne dors plus, je t’aime et ne trouve plus le sommeil. Je proclame à cor et à cri mon amour de toi. Crois-moi sans que je le jure. De ton amour, je ne me repentirai jamais ! » Shaaban Abdel Rahim a transféré les paroles de n’importe quelle chanson d’amour kitsch à Saddam. Que l’on remplace le nom de Saddam par celui d’une femme, et personne n’aurait prêté la moindre attention à cette chanson. Mais le sujet est tout dans le succès du chanteur égyptien. Certaines publications en Egypte commencent même à en faire le chantre de l’art de masse. Ainsi l’hebdomadaire culturel « Akhbar Al Adab » relevait récemment que Shaâban Abdel Rahim est l’artisan de « l’émergence d’une culture de masse jusque-là insoupçonnée, la culture des couches les plus basses de la population, c’est-à-dire de millions d’Égyptiens ».
En plus, Shaâban Abdel Rahim ne se la joue pas star. Il rappelle à qui veut l’entendre ses années de vache maigre où il confectionnait ses vêtements à partir des tissus qu’il récupérait dans de vieux meubles. Il n’a aucune prétention sur la qualité de ses interprétations : « Je ne sais pas chanter. Et regardez-moi : je suis moche, vraiment très moche. Mais pour je ne sais quelle raison, les gens m’adorent et veulent me donner leur argent pour mes chansons. Qui serais-je pour refuser ? »
Pourtant, rien n’est aussi dangereux que des expressions brutes, quasi-organiques, de chansons de ce genre. La giclée de haine et d’amour du plus grand nombre a généré les pires atrocités dans l’histoire des hommes. Le succès de ce chanteur est au demeurant révélateur de l’immense fossé qui existe entre les dirigeants et la population arabes. Il exploite un état de quasi-hystérie qu’il permet de déterger à coups de chansons cathartiques. L’art ne saurait se réduire à l’expression fruste du sentiment du plus grand nombre. La culture opère toujours comme un garde-fou pour ne pas succomber au cri du basique en l’homme. Nous nous distinguons des autres mammifères par la culture. Les chansons de Shaaban Abdel Rahim ont au moins le mérite de nous le rappeler.

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