Culture

Le grand voyage de Moulay Hassan (1)

© D.R

Rapidement, au bout d’une heure de marche, le cortège commence à se disloquer. Seul l’entourage royal conserve jusqu’à l’arrivée son allure protocolaire. Les membres de la Cour se laissent devancer pour pouvoir parler et rire à leur aise ; le “hâjib“ et ses proches collaborateurs restent à proximité, attentifs au moindre signe du Souverain. Les autres courtisans se mêlent aux membres du gouvernement. Les cavaliers se regroupent par affinités, selon l’âge parfois, selon les intérêts le plus souvent, échangeant nouvelles et ragots. Linarès, curieux, circule à travers la longue caravane, rejoignant le Grand Intendant loin en avant, chevauchant quelque temps auprès d’un cavalier de l’avant-garde, revenant vers les membres de la Cour au milieu desquels il se fond, habillé comme eux de la “jellaba“ et du burnous blancs. Alors que le cortège s’est ébranlé depuis des heures déjà, un flot de cavaliers, de piétons, de convois de toute sorte continuent d’encombrer la piste : la “mhalla“ draine derrière elle une foule de commerçants, de bateleurs, de voyageurs espérant se faire quelque argent sur le souk du camp ou profitant de l’occasion pour se déplacer en toute sécurité. L’écoulement de cette foule est si lent que de nombreux voyageurs accumulent un retard tel, qu’ils n’atteindront le lieu du prochain campement qu’après le départ de l’armée royale pour une nouvelle étape. La grande piste suivie jusque-là se transforme en un faisceau de chemins muletiers qui changent de tracé au gré des crues qui ravinent sauvagement les versants. On aurait du mal à croire que ces bois si peu denses, qui appartiennent à la Mamora, cette grande forêt du Maroc occidental et des hautes terres de l’intérieur, fournissaient au cirque romain des animaux sauvages, aux armées de Rome des éléphants et qu’elles abritaient peut-être encore des lions52. Des cavaliers de la région, qui accompagnent l’avant-garde, déplorent la sécheresse qui régulièrement fait mourir de faim hommes et animaux. Des lions, ils n’en ont jamais vus, mais certains d’entre eux avouent avoir chassé l’hiver les panthères qui descendent attaquer les troupeaux. A la sortie d’un défilé, la “mhalla“, affectant la forme d’un long ruban qui serpente et s’allonge le long de la voie étroite, débouche dans une prairie humide et marécageuse recouverte de roseaux, où elle s’étale peu à peu paresseusement en un large front. Au flanc des montagnes environnantes et autour de la plaine, se développe, telles des traces luisantes dessinées par des escargots, un lacis de pistes, chemins locaux ou itinéraires de pèlerinage ; on devine une route plus large, allant d’est en ouest, voie commerciale ou stratégique, tracée par les caravanes qui se fraient, de manière anarchique, divers raccourcis et déviations selon les intempéries, la sécheresse ou la sécurité. La “mhalla“ campe une nuit près du hameau de ‘Youn asnam(53). ‘Youn asnane, les «sources des dents» disent certains, les «sources des idoles» rectifient les autres qui imaginent ce bourg avant l’Islam, lorsque les habitants se livraient à des bacchanales et offraient des sacrifices humains à leurs dieux. Mais nulle trace de temple, nulle trace de ville. Auraient-ils été détruits par les premiers musulmans animés du zèle des prosélytes ? La caravane emprunte le chemin des vallées passant par le col Tizi-ou-Mejrar, qui sépare le Jbel Tagourmat du Jbel Bouzzougagh(54) ; le paysage ressemble à celui que la “mhalla“ a traversé la veille. Les chênes verts coiffent les reliefs, mais l’altitude s’élève régulièrement. Ce territoire des Aït Youssi est un pays rude et aride ; à midi, il fait une chaleur de fournaise sous les tentes que secouent les vents desséchants qui soufflent de l’Est. Il est difficile d’imaginer, comme le prétendent les cavaliers Aït Youssi, que les températures descendent si bas l’hiver, que l’eau des “séguia“ gèle durant de longs jours, que le givre recouvre le sol jusque tard dans la matinée et que, parfois, il persiste plusieurs jours sur les versants orientés vers le Nord. Les cultures de printemps, du maïs surtout, soulignent de vert la présence du plus étique cours d’eau, et exigent du paysan des trésors d’ingéniosité, dignes du cultivateur des oasis, pour irriguer ses champs. On comprend que les gens du pays n’aient pas l’air content de voir les soldats piétiner leurs récoltes ! (55) Un fonctionnaire qui accompagne le ministre des Finances – il monte sans élégance une grosse mule qui avance en dodelinant de la tête – intervient dans la conversation : ils n’ont guère le droit, les Aït Youssi, de manifester de la mauvaise humeur face aux quelques dégâts, aux quelques chapardages dont se rendent coupables les soldats, car ils sont fort privilégiés par rapport à leurs voisins, exemptés qu’ils sont de tout impôt, depuis des siècles, depuis que le Sultan Moulay Ismaël a chargé la puissante confédération tribale à laquelle ils appartenaient, les Aït Idrassen, de veiller à la sécurité de la route du Tafilalt, “trîq al-Sultân“.

• Par Amina Aouchar
Historienne

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