Culture

Les mineurs des cendriers

© D.R

Des milliers de blutoirs en sas et à risques multiples quadrillent la ville de Jerrada. Localité jadis eldorado des mineurs qui étaient venus de tous bords pour se faire «fortune». Depuis le début de l’exploitation de la mine de charbon en 1936 jusqu’à sa fermeture en 2001, les success stories et les drames se sont entrecroisés dans des récits à registres pathétiques ou épiques à forte densité d’adrénaline. Certains se sont enrichis. Plusieurs ont payé de leur vie, ensevelis sous les masses de charbons ou emportés par la silicose. Et en dépit de la fermeture officielle de la mine, le bassin carbonifère de Jerrada n’a pas délivré tous ses secrets. Des centaines d’hommes recourent encore à l’extraction traditionnelle sans sécurité aucune. Et de surcroît, le bilan des victimes s’alourdit.
ALM est allé à la rencontre de ces mineurs et est descendu avec eux au fond des galeries pour inhaler la poussière noire qui aveugle tout novice qui ose se mesurer à ces courageux des temps modernes. Ahmed B, un trentenaire à la silhouette frêle et au regard timide, se prépare pour la descente «en enfer», dira plus d’un, notamment ceux qui osent le faire comme lui chaque jour. Avant d’entamer sa vocation de «spéléologue» et de s’incursionner au fond du puits, il se penche sur une margelle de circonstance constituée de sacs débordants de pierres. Des sacs sous forme de mandrin pour maintenir en serrage le tronc de pin transformé en poutre. Il contemple ses camarades, sourit pour évacuer la peur, coiffe son bonnet et sa lampe à piles, s’arcboute sur le cintre et s’accroche à la corde-ascenseur. Redresse-t-il aussi sa fierté d’homme en remplissant ses poumons d’air frais et son cœur de foi et glisse comme un espoir de vie dans les méandres d’une galerie à haut risque. Ahmed n’est pas le seul explorateur de l’inconnu. Ils sont plus de 600 hommes à s’aventurer au risque de leur vie, pour sauvegarder ce qui reste de leur dignité d’hommes. N’a-t-on pas dit que le travail est prière. Au fond du monde noir, des cavernes d’anthracite, ils ont besoin de toutes les oraisons qui soient. Les conditions d’accès sont impressionnantes : boyaux étroits, poutres en bois pour soutenir le plafond et sécuriser les passages. C’est au fond de boyaux de plusieurs centaines de mètres creusés avec une pelle en fer que les mineurs extraient le charbon qu’ils trouvent. L’orifice d’entrée est souvent réalisé par un compresseur qu’ils louent à 300 DH par jour mais une fois au fond (entre 20 et 50 mètres) il est fort risqué d’utiliser la machine. C’est au tour des massettes, barres à mines, pics à pointes ou fleurets qu’ils extraient le charbon. Au fond, ils ont besoin de poutres en chêne pour se protéger des effondrements et tracer leurs galeries. Ces petits étais ont le pouvoir exceptionnel de centrer rapidement les pièces sous-jacentes et d’aider les mineurs à percer la pierre noire. Elles servent aussi à soutenir la masse de charbon se trouvant au-dessus de leurs têtes. A des profondeurs variées, les filons souterrains sont de formes variables : inclinées vers le fond ou la surface, ou horizontaux. Ahmed explique que la besogne est tellement difficile, qu’il faut faire face à de multiples risques: aux inondations car l’eau est à proximité dans plusieurs galeries surtout après les dernières pluies, au manque de lumière, à la poussière du charbon, aux poches de gaz asphyxiant dans ces couloirs étroits, privés d’air. Le coup fatal peut venir de l’écroulement d’une roche massive de charbon. «Plusieurs amis ont péri à l’intérieur», rapporte Jamal encore sous le choc de la perte d’un ami. «Le dernier en date est Mohammed Maârad qui a laissé deux enfants. Il n’a même pas vu son petit bébé puisque sa femme était hospitalisée pour accoucher d’un nouveau-né». Et d’ajouter qu’il leur arrive de ne pas intervenir à temps vu l’étroitesse des saignées (en moyenne 80 cm2) et le manque d’air. Impossible d’être efficace en cas d’accident dans des boyaux d’un mètre carré. En un jour de travail ils peuvent extraire jusqu’à 20 sacs qu’ils peuvent vendre à 70 DH l’unité. Mais ce n’est pas toujours la fête. Il leur arrive de creuser pendant des jours sans tirer profit. Il leur arrive aussi de les vendre à prix bas selon le tempérament de ce qu’ils nomment les barrons du charbon. «Il y a quatre personnes qui monopolisent tout ce commerce», confie Chikh Ali à ALM. Et d’ajouter : «les quatre «grossistes» de la place Zougagh, Toutou, Baha et Daghou, font monter et descendre les prix à leurs grés du moment qu’ils ont les moyens d’accumuler des milliers de sacs dans leurs dépôts. Ils nous achètent le sac de 70 kilogrammes à 70 DH et le vendent trois fois plus. Il leur arrive aussi de faire fléchir les prix. Ce qui provoque la grogne des mineurs. La dernière protestation a dégénéré avec des victimes dont notamment un enfant qui a été amputé d’un organe vital». Et d’ajouter : «on organise souvent des sit-in pour sensibiliser à nos conditions de vie, mais jusqu’à présent on n’a pas obtenu gain de cause». De son côté, Yahia Ahlalal, à peine 34 ans et père de deux enfants, nous résume son vécu en ces termes : «J’ai quitté l’école alors que j’étais en 6ème du primaire. Mon père était au chômage après la fermeture de l’usine. Je devais alors me débrouiller pour subvenir à mes besoins. Et puisque à Jerrada il n’ y a pas de débouchés j’étais contraint à creuser mon propre «cendrier» pour répondre à mes besoins. En moyenne je gagne entre 100 et 120 DH par jour et je sais qu’il est possible que je laisse ma vie au fond de l’un de ces trous. Et si je trouve un travail à 80 DH le jour je quitterai à jamais cette corvée».

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