Culture

Ma vie à travers la peinture

Dans le bus, j’ouvre un livre entamé il y a deux jours : «Nomade» qui rassemble des écrits du peintre Mohammed Kacimi. Je n’arrive pas à me concentrer. Je suis assis au soleil et ça me fait du bien. Mais je n’arrive pas à parcourir les lignes sans buter contre mon esprit, à voir s’accumuler les mots en m’ouvrant à leur signification tous, l’un après l’autre.
Sous la faible étreinte de mes yeux, les mots s’alignent comme des rocs incontournables contre lesquels mon esprit lutte avec beaucoup de difficulté. J’ai mal à la tête. Je replace la liseuse à la même page. Une reproduction en carte postale d’une peinture de Francis Bacon, Etude d’après le portrait d’Innocent X par Vélasquez, me sert depuis longtemps de liseuse. J’aime à la folie les peintures de Bacon. Je me souviens que ma rencontre avec l’oeuvre de ce peintre a été un choc très puissant. Une découverte bouleversante qui était annoncée peut-être par tout ce que j’avais aimé auparavant. Je sens que toute ma vie était orientée vers cette rencontre. Ces corps esseulés, torturés, éventrés, ces chairs brûlées, liquéfiées, c’est moi.
Cette douleur qui dévore les entrailles de l’homme abandonné au spectacle de sa tragique nudité, c’est ma propre douleur. L’homme seul, écrasé par l’angoisse, jusqu’à l’effritement. L’homme qui, fatigué d’avoir erré dans le néant, s’enferme pour regarder se tordre son corps. Mais ce que j’aime peut-être le plus dans ces images cruelles, c’est la manière dont est peint le cri. Le cri me paraît plus peint que la bouche.
La peinture elle-même est un cri, un geste révolté, suicidaire, contre une force noire et innommable. Le cri de l’homme vaincu par son destin. Le cri de l’artiste en conflit avec sa création. J’aimerais pénétrer dans ces toiles et devenir moi-même la voix de ces cris, être le cri. Ce cri qu’on voit sans entendre, mais rendu plus puissant par le silence qui l’étouffe, le silence de la peinture.
Depuis l’été dernier, je ne peux plus me souvenir de Bacon sans que s’interposent le nom et le visage de Soren Olsen, le peintre danois rencontré à Essaouira.
Un autre grand passionné de Bacon. La peinture de ce dernier, me disait-il, constitue son idéal esthétique. Cette oeuvre figure ce qu’il avait toujours rêvé de peindre. Toute sa peinture était consacrée au corps de l’homme, le corps qu’il déchiquetait et dépiéçait à sa manière. Mais la méthode de son aîné l’émouvait, l’émerveillait et le dépassait. Toutefois, Olsen souffrait de ne plus pouvoir peindre. Il était convaincu que la vie l’avait définitivement brisé, depuis la disparition de sa femme et de ses enfants, morts dans un incendie. A l’encontre de Bacon, il n’était pas athée, mais il ne croyait en Dieu qu’à travers son amour de la peinture. Son unique façon de rendre hommage au créateur est de créer, créer pour accomplir la mission dont il se sentait responsable.
J’étais à la fois étonné et consolé qu’au début du XXIème siècle, il y ait encore des artistes qui croient à la mission divine de la création artistique. Olsen devait peindre non seulement pour se réconcilier avec lui-même, pour recoller le passé au présent, mais aussi pour solliciter et mériter l’amour de Dieu dont il ne se sentait plus aimé depuis longtemps, depuis qu’il ne travaillait plus. Il croyait en son génie, mais son talent était étouffé par l’ombre du désespoir. L’artiste mourrait de plus en plus en lui au profit d’un être lâche et impuissant, une âme en peine mais sans rêve, un corps fatigué, vidé de toute énergie, déroulé dans une existence médiocre où il ne fait que se détruire.

• Youssef Ouahboun

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