Culture

Paroles d’un Ghiwane

Aujourd’hui le Maroc : Qu’est-ce qui justifie la parution de la compilation des chansons de Nass El Ghiwane en ce moment?
Omar Sayed : J’ai toujours porté en moi le rêve de publier les chansons de Nass El Ghiwane. C’est un rêve qui me poursuit depuis 12 ans. Maintes fois, le projet de la publication a été imminent, mais il a été à chaque fois ajourné en raison de la difficulté qu’il y a à mettre noir sur blanc des poèmes dont la teneur est avant tout verbale et des aléas de la vie. Même en tant que responsable du groupe, je n’éprouve aucune gêne à reconnaître que j’ai mis beaucoup de temps à saisir le véritable sens de ces chansons. On chantait des mots plus grands que notre âge. Le mystère de la poésie marocaine est qu’elle vous fait produire souvent un sens plus fort que celui que vous lui assigniez à l’origine. Les amis de Nass El Ghiwane craignaient que ce patrimoine ne se perde. Un patrimoine qui a déjà 32 ans. La majorité des chansons ont été écrites par Boujemiî et Larbi Batma. Après la mort de ce dernier, nous avons confié cette tâche à Abderrahim Batma et à Othmane Ben Alila.
Pensez-vous que ces textes gardent leur force à l’écrit ?
Je ne saurais pas le dire. Mais il est clair qu’au préalable, ces poèmes n’ont pas été écrits pour être lus. Ils ont été composés pour être chantés. La parole et le chant sont intimement liés comme dans tout texte ressortissant au zajel. Il faut s’imaginer le rituel dans lequel ces chansons ont vu le jour. On se réunissait le soir et Boujmiî ou Larbi Batma réfléchissaient ces paroles d’une façon spontanée. Donc, c’est au lecteur de juger si elles gardent leur force indépendamment de la musique.
Certaines personnes disent que le groupe Nass El Ghiwane a perdu un peu de son âme après la mort de Larbi Batma. Qu’en pensez-vous ?
C’est toujours la même chanson ! Dès la mort ou le départ d’un des membres de Nass El Ghiwane, des personnes se plaisent à sonner le tocsin du groupe. Mais nous sommes là, et pas seulement pour les nostalgiques. Nous travaillons, nous faisons régulièrement des tournées. Ceux qui veulent à tout prix nous composer un chant funèbre feraient mieux de s’intéresser à notre actualité. Deux frères du regretté Larbi Batma, Rachid et Hamid, ont rejoint le groupe. Ils ne sont pas là parce qu’ils portent le même patronyme que le défunt, mais parce qu’ils ont des choses à dire – sur scène. Avec eux, nous avons joué dans plusieurs villes en Europe et au Maroc. A chaque fois, c’était à guichet fermé.
On constate que le groupe Nass El Ghiwane se produit plus à l’étranger qu’au Maroc…
Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous n’avons jamais décliné une proposition de jouer devant le public marocain. Cela dit, il ne faut pas oublier que nous vivons de notre art. À cet égard, je dois dire que nous sommes toujours payés à l’étranger rubis sur ongle. Tandis que l’on tergiverse ici à nous payer. En dépit de cela, nous jouons et continuerons à jouer ici.
Il n’existe plus aujourd’hui le même engouement de la part des jeunes pour la chanson ghiwanie. Comment ressentez-vous le fait que plusieurs jeunes se tournent vers la musique occidentale ?
Ça, c’est vous qui le dites ! Bien au contraire, je suis chaque jour surpris par le nombre de jeunes curieux de Nass El Ghiwane. Et à cet égard, je considère que la chanson ghiwanie opère toujours sur les jeunes en dépit des satellites qui les abreuvent à longueur de journée par les musiques d’ailleurs. Et puis, il faut garder à l’esprit qu’il n’existe plus à Casablanca les scènes fétiches de Nass El Ghiwane. On a détruit le théâtre municipal et le cinéma Vox. Qu’est-ce qu’on a construit à leur place ? Des nights clubs ! On me questionne souvent sur les jeunes. Qu’est-ce qu’on attend de nous ? Qu’on introduise des instruments soi-disant modernes pour séduire un très large public. Nous tenons à notre identité, aux fondements du groupe. La modernité existe dans les sujets que nous traitons et qui s’adressent aux Marocains. Et puis, je n’ai pas une canne à pêche avec un hameçon spécialement conçu pour attraper des jeunes !
Les inconditionnels de Nass El Ghiwane n’ont pas apprécié le fait que «Sinia» ait servi de fond sonore dans un spot publicitaire à la télé…
Ils ont raison ! C’était une erreur dont j’endosse l’entière responsabilité. Je m’engage à ne plus refaire ce genre d’entreprises. Nous avons accepté que cette chanson figure dans une pub pour des raisons financières. Nous avons oublié qu’elle revêt un aspect quasiment sacré aux yeux de beaucoup de Marocains. Je m’excuse auprès d’eux et les remercie de la jalousie dont ils font preuve à l’égard de nos chansons.
Nass El Ghiwane est un phénomène, un mythe aujourd’hui. Est-ce qu’il vous est facile de composer avec le poids que représente ce mythe ?
Nous ne sommes pas un phénomène comme certains nous appellent. Un phénomène a un commencement, une fin. Nous avons toujours été des accros de l’instant. Nous portons tous une fêlure irréductible aux étiquettes. L’imprévu est notre loi. Nous avançons, et point final ! Où allons-nous ? Je l’ignore. Nous sommes comme un oued. Des gens y boivent, certains y urinent, d’autres y défèquent. Mais est-ce qu’ils influent pour autant sur le cours du oued ? Pas du tout ! Il continue son cours. « Bahr al ghiwane ma dkhltou blaâni », je ne me suis pas embarqué d’une façon réfléchie dans l’aventure des Ghiwane, c’est tout ce que je peux affirmer.
Trente deux ans, c’est beaucoup dans la vie d’un groupe. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Au début, on jouait avec beaucoup d’enthousiasme. On espérait, on voulait changer le monde. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est le monde qui nous a changés, mais nous avons grandi. Nos enfants ont grandi. Nous sommes aussi revenus de bien des illusions, mais sans pour autant tempérer la force de nos chansons.
Le mystère de la chanson ghiwanie, c’est qu’elle survit à ses hommes. Nos chansons appartiennent à tous ceux qui les chantent. Et même si nous y croyons moins, il y aura toujours des voix qui sauront les élever à leur juste ton.

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