Culture

R’ma : quand les Âabidate font la fête

© D.R

Lundi 18 septembre. Bienvenue au centre d’accueil du secrétariat d’Etat chargé de la Jeunesse de Benslimane. Les Âabidate R’ma vous y convient pour leur premier festival exclusivement consacré à cet art typique de la région.
Hanif Charqi, agriculteur, président depuis quatorze ans de l’association Ziaïda Âabidate R’ma, reçoit ses hôtes de marque avec un sourire qui en dit long sur le bonheur que ses confrères et lui ont à se trouver rassemblés en ce lieu. Auparavant, lorsqu’ils se réunissaient pour leur banquet annuel, les Âabidate R’ma étaient obligés de partager les espaces qu’on voulait bien leur accorder avec d’autres artistes, des Chioukh et leur Chikhate aux chanteurs de Chaâbi. Fatalement, cela attirait un public qui n’était pas forcément sensible à leurs valeurs confraternelles, morales et esthétiques. Jusqu’à ce que le secrétariat d’Etat chargé de la Jeunesse se décide enfin à les faire bénéficier de son infrastructure.
Hanif Charqi est en grande conversation avec haj Bouazza, l’Amine de la confrérie. Les deux hommes règlent les derniers détails de la soirée. 12 troupes sont en représentation. L’invité d’honneur de la soirée vient de Rabat, de Zaër plus précisément. Il s’agit de Mohamed Benmoussa, 82 printemps, dernier survivant d’une troupe qui a longtemps brillé au firmament de la confrérie.
Pour éclairer leurs hôtes, novices en la matière, Charqi et haj Bouazza évoquent les origines de leur art. Mohamed Azzedine Laraki, directeur de la Maison de la culture de Benslimane et Abdelkebir el Akri, directeur du Centre d’accueil de la jeunesse, se joignent à la discussion.
A l’origine du R’ma et de ses Âabidate, il faut remonter aux temps anciens où les seigneurs de la terre se rendaient à la chasse accompagnés de leurs troupes d’esclaves -Âabid en arabe, diminutif Âabidate- ; ces derniers étaient tout d’abord chargés de mener les battues pour faire lever le gibier. D’où le Hayt ou la hayha, ce vacarme rythmé aux accents joyeux à base d’onomatopées –Houww, Haww- qui constitue l’un des ressorts du R’ma ; l’autre fonction des esclaves était, une fois la chasse terminée et le gibier rassemblé à la vue de tous, de glorifier la noblesse et l’adresse des chasseurs -er’roumate en arabe, rma en langue populaire paysane- par des chants et des danses dont la fonction était également d’animer et de distraire.
On comprend mieux l’origine de ce que nous allons vivre. Reste à présenter les instruments de musique rituels : la Taarija et le Bendir, conduits par le rythme du Mqass, ce ciseau qui servait autrefois à tondre les moutons. On joue du Mqass en faisant s’entrechoquer les lames tout en le frappant d’une tige en acier.
Pendant ce temps, les troupes s’échauffent. L’atmosphère est bon enfant, et dans la chaleur des retrouvailles entre troupes, les anciens et les jeunes, les mqaddmine et les danseurs musiciens évoquent leurs souvenirs. Notamment ceux des maîtres aujourd’hui disparus, ceux auprès desquels ils ont tout appris.  En particulier celui de Bachir, qui est à l’origine d’une légende que tout le monde tient pour véridique. Bachir était capable de réciter ou d’improviser, nul ne sait, autant de vers différents de prose rimée qu’un boisseau contient de grains de maïs ; chasse, cavalerie, amour, amitié, noblesse ou spiritualité, avec humour ou gravité, tous les thèmes étaient évoqués et aucun vers n’était répété : Bachir s’engageait même à sacrifier un mouton en sanction d’une éventuelle répétition !
Sirotant un verre de thé, Abdelqader el Aamraoui, Mqaddem de la troupe d’El Mdakra Mellila, se laisse aller à des confidences. Il y a cinq ou six ans, un certain Omar lui avait été présenté par le Caïd Houcine Lahbibi comme un enseignant de Doctorat. Pour ne pas contrarier cet influent Docteur Omar et ne pas frustrer le micro de son magnétophone, le Raïss Abdelkader et sa troupe avaient joué, trois soirs durant, les morceaux de leur répertoire.
Puis une certaine Malika, journaliste de télévision, s’était présentée par le même truchement. Elle aussi était repartie en emportant des trésors d’enregistrements. Mais ni Omar ni Malika ne sont plus jamais revenus prendre de ses nouvelles. Il comprend que son patrimoine intéresse les chercheurs et les animateurs radio mais il aimerait qu’on lui accorde un peu plus de considération.
Il est 17h15. Omar Mahdi, photographe et cameraman, supervise avec l’Amine Bouazza le déroulement de la nuit. 12 troupes sont prévues au programme, là n’est pas le plus important. Car au-delà des troupes, c’est tout Benslimane qui est représenté, les Âabidate ne formant, nous affirme-t-on avec fierté et passion, qu’une seule et même famille.
Omar est chargé de filmer l’intégralité de la nuit afin de réaliser un reportage destiné à être présenté au ministère de la Culture.
Mohamed Senhaj a 60 ans. Quand il en avait 12 ans il chantait déjà avec des vétérans âgés de plus de 70 ans. C’est ainsi que le patrimoine se perpétue. Mohamed aborde l’art des Âabidate R’ma sous l’angle des thématiques de leurs chansons : « En 1907, nous chantions la gloire des premiers résistants. En 1954, nous avons chanté le départ en exil de feu SM Mohammed V. En 1956, les événements de Khouribga et Oued Zem, lorsque l’armée française avait bombardé la région. En 1975, c’est la Marche Verte qui a fait l’objet de nos rimes. Et en 2004, nous avons pleuré à notre façon la disparition de feu SM Hassan II»
On comprend alors que ces musiciens font office d’historiographes populaires et que leur art ne dédaigne pas célébrer la mémoire de tel Caïd décédé en ne laissant derrière lui que de bons souvenirs. «C’est vrai, conclut Maître Senhaji, on ne nous considère pas à notre juste valeur, beaucoup nous dénigrent mais « elli bra i goul i goul, âwwoulna âliH» (ceux qui parlent, nous les laissons dire, qu’attendre d’eux sinon le pire ?)»
Mohamed Lakhtib, 36 ans, en pantalon de ville et chemise noire, fait partie de la troupe Ziayda. Marié, deux enfants, il a fait de cet art son gagne pain. Il travaille trois mois par an, en juin, juillet et août. Le Hayt, hayhat er’rma ? «Il faut, recommande-t-il, pratiquer cet art sans rien en attendre». Lui n’a rien mais ne manque de rien. Et ce soir, il savoure sa passion et l’exceptionnelle occasion de la partager avec tous ses amis, ses compagnons, ses frères.
19 h15. Les officiels sont là. La troupe de Charqi ouvre la soirée. Il place cette soirée sous le signe de la mémoire : le souvenir du Raïss Bachir, leur maître à tous. Bon prince, il offre le choix à l’assistance : préfèrent-ils l’ancien ou le nouveau répertoire ? Les deux, lui répond la foule… Place au spectacle !
20 h 20. Un premier groupe de convives est invité à passer à table. Tajine de poulet aux olives et citron confit, tajine de viande aux abricots séchés suivis d’un plateau de fruits; la grande tradition de l’abondance campagnarde est respectée, ainsi que le rituel des festins qui caractérisent toutes les réunions des Aâbidate R’ma.
Au dîner, en présence de Hanjir Abderrahmane, conservateur de la bibliothèque municipale de Benslimane, il est fortement question de transformer cette première rencontre semi-informelle en festival régional. Et pourquoi pas national? Les esprits s’enthousiasment, d’autant que l’enjeu est de damer le pion à Khouribga, qui organise depuis 7 ans un festival du même genre alors que tout le monde vous le dira, il n’est de Rma que Ziayda et Mdakra, les deux tribus fondatrices de Benslimane.
De retour sous la tente caïdale, on fait la connaissance de Mohamed Benaïssa, 19 ans, qui redouble son année de baccalauréat en Lettres modernes mais qui pour le moment ne songe qu’à incarner la relève : Chabab Âbidat R’ma Ziayda, sa troupe, existe depuis 5 ans. Son grand-père maternel était Rami et Hanif Charqi est un cousin de sa mère.
Le spectacle a atteint son rythme de croisière. Cela oscille entre panorama de styles et de générations et joyeuse fête entre amis. Il est onze heures. La troupe qui se produit vient d’en finir avec la première forme du Rma, celle où le Mqaddem fait face aux musiciens-chanteurs, l’un débitant son chapelet de sentences en prose rimée et les autres reprenant en chœur à des moments précis. Voici venu le temps du Hayt, qui relève nettement de la transe. Un Hayt digne de ce nom se met en branle. Tout le monde bondit de sa place et se joint à la danse. Jellaba à rayures jaunes et jellaba à carreaux noirs se mêlent alors sans souci de se distinguer les uns des autres, tant pis pour la rigueur du spectacle filmé par la caméra, la fête est bien lancée…
Le Hayt, cette onomatopée répétitive accompagnée par un trépignement rythmé, débouche rapidement sur des figures acrobatiques effectuées en vis-à-vis par deux danseurs, pendant que le chœur s’élève dans la transe. «C’est notre break dance à nous!» dit l’un des membres de la troupe des jeunes. Entre temps, des spectateurs se lèvent de leur place pour accrocher des billets de cent ou deux cent dirhams aux turbans du mqaddem ou à ceux des danseurs, dans une spontanéité qui cache bien un rituel également codifié.
Minuit. Le mqaddem Tahar et sa troupe prennent place au centre de la tente. «Mes paroles sont comme des pierres, qui donc pourrait les supporter ?» Tahar fait partie des anciens, les gardiens du temple, de cette tradition fixée notamment par Bachir, qui fut le plus fécond parolier de cet art extrêmement codifié et en même temps, ouvert à la créativité. Ciseaux et baguette d’acier en mains, Tahar mène la danse. En face de lui, cinq hommes, deux bendir et trois taarija. De temps en temps, la baguette d’acier vient tinter contre l’un des trois piliers qui soutiennent la tente caïdale sous laquelle les Âabidate sont réunis.
Il est une heure du matin. Hanif Charqi, magistral dans son rôle de maître de cérémonie, profite d’une pause pour un discours solennel d’hommage aux anciens, de remerciements au ministère de la jeunesse et d’appel à la solidarité dans le cadre associatif. Car l’enjeu de cette soirée est non seulement d’affirmer la vitalité de cet art ancestral mais surtout de lui donner les moyens de se régénérer. Le discours est très applaudi, le spectacle peut reprendre son cours. Trois heures. La troupe des jeunes vient d’exécuter, au pas de charge, l’une de leurs créations. On se dit que le R’ma n’est pas près de disparaître, même si, réaffirme Mohamed Benaïssa, « les gens de Khouribga en ont fait vraiment n’importe quoi ! » Mais qu’importe la concurrence déloyale, la fête se poursuit. Un autre groupe, jeunes et vieux mêlés, s’emploie à combler le fossé des générations. Ils sont soudain une vingtaine en cercle pour le Hayt. Au centre, un ancien, une ceinture de tissu autour des reins, se déhanche, danse mêlée de piétinements. Les regards deviennent fixes, le rythme atteint son paroxysme, le danseur au centre est rejoint par un autre, le duel de figures peut commencer. Il s’achèvera sous les applaudissements.
La soirée atteint son point d’orgue avec l’entrée en scène du Mqaddem Mohamed Benmoussa, que Charqi est parvenu à convaincre de prononcer quelques mots. Pour le plus grand bonheur de tous, ce qui commence comme un discours d’appel à l’union tourne vite à la démonstration de virtuosité d’un retraité toujours aussi maître de ses moyens. Son discours se transforme en chapelet de vers en prose rimée, où les conseils de bonne conduite au sein de la confrérie alternent avec les enseignements d’un islam éclatant de sagesse : « Il en est trois que tu craindras: Dieu, car il pourrait te foudroyer ; celui qui croit en Dieu, car il pourrait te terrasser et celui qui ne croit pas en Dieu, car celui-là est un homme mauvais». Quant au Hayt, cette onomatopée dont la répétition syncopée voit son origine remonter aux battues des auxiliaires de chasse, on doit finalement à Maître Benmoussa d’apprendre qu’il en existe deux formes : celui qui fait se sauver les cochons et celui qui fait s’élever les Soufis.
Il est cinq heures. L’assistance s’est clairsemée. Abdelhakim, un gamin venu des Zaër, échappé de 6e année secondaire, se présente auprès de Charqi. Il se réclame de la confrérie, il exerce depuis deux ans. Charqi lui remet une paire de ciseaux, le gamin est admis à mener l’orchestre, ce qu’il fait magistralement. Les Âabidate Er’Rma n’ont rien à craindre pour l’avenir de leur confrérie. La relève est là.

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