Culture

Sidi Abderrahman, le marabout marin

© D.R

«Désirez-vous une fleur en tatouage ? » est la phrase de bienvenue par laquelle une des naqqachate, qui sillonnent la plage Sidi Abderrahman accueille le visiteur. En cette belle journée d’automne, les pèlerins et les curieux affluent de tout le pays pour découvrir et visiter le marabout guérisseur. L’un des nombreux saints que compte Casablanca. Devant la plage de Sidi Abderrahman, le pèlerin est frappé, tout d’abord, par l’animation qui règne aux alentours. Surprise : un petit village marchand se tient chaque jour à cet endroit. Il est constitué d’une quinzaine de petites tables qui proposent aux visiteurs et pèlerins : un petit-déjeuner consistant. Autour d’elles, des naqqachate ont installé leur matériel dans l’attente des clientes qui voudraient se faire tatouer au henné.
Large coup d’œil. Tout le monde n’est pas pressé d’aller visiter le sanctuaire. Nombreux sont ceux qui restent sur la grève, face à la mer, à contempler l’horizon, tout en prenant leur petit-déjeuner. Dans leur majorité, ce sont de jeunes filles qui disent ne pas croire aux histoires qui courent sur le compte du marabout. Elles affirment que «seul Dieu est capable de tout et qu’on est là pour profiter du calme et du décor». Autre groupe, autre motivation. Cette famille venue à Sidi Abderrahman suite à la diffusion d’un téléfilm marocain. Sur le petit écran, un des membres de la famille a aperçu en arrière-plan d’une séquence, le rocher. C’est ainsi qu’ils ont décidé de lui rendre visite le lendemain. Quant à cette famille qui n’est pas  originaire de Casablanca, elle ne veut pas repartir sans avoir visité le marabout.
Un peu plus loin, un attroupement attire l’attention. C’est le point d’embarquement. En raison de la marée haute, l’accès à gué au minuscule îlot est momentanément impraticable. À un jet de pierre de la plage, il faut emprunter une des embarcations pour y accéder. Il est midi passé. Quelques pèlerins essaient de négocier le prix de la traversée. En vain. Le prix est le même quel que soit le nombre de passagers. Et toute personne qui désire traverser doit débourser 10 dh aller-retour. Les pèlerins n’ont plus qu’à faire la queue…
Les moyens utilisés pour aller à Sidi Abderrahman sont deux énormes «chambres à air». Ces embarcations de fortune font la navette entre la plage et le sanctuaire. Noires, rondes et énormes ; elles peuvent transporter jusqu’à 6 personnes. Au fond, une planche en bois protège les pieds nus des voyageurs.
Les récifs ne peuvent contenir les vagues de plus en plus grosses. Les voyageurs, effrayés par cette traversée «périlleuse», lèvent la tête au cri rassurant et encourageant des mouettes. Celles-ci affrontent bravement le vent qui souffle. Il faut dire que le transporteur manœuvre la bouée d’une main de maître. Le voilà qui slalome entre les écueils, ou monte et descend au gré des vagues. Enfin, les pèlerins arrivent à bon port.
Le rocher, c’est d’abord le contraste des couleurs. Blancheur aveuglante de la chaux, vert du drapeau en passant, le bleu des fenêtres des cases. Puis dans l’air, une odeur qui évoque immédiatement le rituel indissociable du plomb fondu et de l’encens. Des personnes, venues avec un mouton destiné au sacrifice, continuent leur chemin vers le mausolée. À la tête du groupe, deux femmes bien mises. Tout, en elles, respire la santé et la richesse. De quoi se demander ce qui les amène en ce lieu… Devant le seuil de chaque case, se trouve un plateau rempli de rouleaux de plomb attendant d’être fondu pour conjurer le  sort. Ces plateaux constituent le gagne-pain des chouwwafate de Sidi Abderrahman qui “tirent“ également les cartes et lisent l’avenir dans la paume de la main.
Chose frappante mais encore plus étrange pour tout nouveau arrivant. Sur le rocher, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. S’agirait-il d’une société matriarcale ? Réponse des résidents : «c’est le Moqadem, un homme qui règne en maître sur les lieux», expliquent-ils.
Il fait beau et le ciel est clair. Les habitantes commencent à sortir de leurs cases. L’atmosphère idéale pour faire un brin de causette entre voisines. Après un moment d’hésitation, les langues se délient et les conversations vont bon train. Les quelque 40 familles que compte Sidi Abderrahman vivent dans une situation précaire. Elles souffrent de la cherté du coût de vie plus que quiconque. Le loyer des cases varie entre 300 et 1200 dh. L’exiguïté de ces logements empêche leurs locataires de garder leurs enfants auprès d’eux et les oblige à s’installer chez un parent où ils pourront suivrent leur scolarité. Alors que les enfants qui demeurent avec leurs familles doivent accomplir le parcours du combattant pour aller à l’école. C’est le cas de Najia, jeune fille d’une quinzaine d’années. «Je me réveille à 5h du matin afin d’être à l’école, au centre-ville à 8h. Entre midi et 14h, je reste à la rue. Et, le soir après la fin des cours, je ne rentre à la maison qu’à 21h», raconte-t-elle. Autre solution très onéreuse : mettre les enfants dans un internat ou leur trouver une petite chambre pour la durée de leur scolarité. Les femmes abordent alors le sujet des deux fous qui vivent sur l’île, sans famille. Ils survivent de la charité des habitants. La nuit, ils dorment à la belle étoile, bravant le froid et la pluie. Les services de santé refusent de les interner. Les habitants de Sidi Abderrahman ne disposent d’aucun dispensaire à proximité. Les personnes malades doivent se déplacer vers les plus proches préfectures pour consulter un médecin. Une femme, très mal en point, raconte son calvaire mensuel : «Je suis malade mentalement. On doit m’interner, mais les services de santé refusent. Je suis obligée d’aller chez le médecin chaque mois pour qu’il me prescrive mon traitement. Chaque mois c’est la même histoire et des frais qui atteignent les 500dh. Comment puis-je me procurer cet argent?».
Autre réalité très amère. L’eau et l’électricité font défaut à Sidi Abderrahman. Pour se ravitailler en eau, les habitants du rocher achètent le baril d’eau à 10 dh auquel s’ajoute le prix du transport : 10 dh. Le baril revient ainsi au double. Concernant l’électricité, ils se débrouillent avec des batteries d’automobile. Cette caisse est devenue, pour chaque famille, son bien le plus précieux. Une caisse magique qui leur permet de s’éclairer et de regarder la télévision. Mais malheureusement, il faut la recharger. À ce moment, ces pauvres diables n’ont d’autres alternatives que de la confier à la personne chargée de cette opération. Mais, il se trouve que cette personne est tellement occupée qu’elle la rend, quelquefois, sans l’avoir réparée ou chargée! Autre chose qui manque cruellement sur le rocher : une épicerie. Pour se ravitailler en produits alimentaires, les familles sont obligées de consentir le sacrifice du prix du transport. Ces résidents du rocher évoquent un autre sujet qui leur tient particulièrement à cœur. Leurs cases menacent ruine. Ces familles vivent dans la peur de les voir s’écrouler un jour ou l’autre. «Les vagues sont de plus en plus fortes, de nouvelles fissures sont apparues sur les murs, alors que je n’ai pas encore colmaté les précédentes», se plaint une veuve désolée à sa voisine.
Celle-ci désigne de la tête un jeune couple assis un peu plus loin. «Ils n’ont pas pu inscrire leur fille nouveau-née à l’état-civil, faute de livret de famille et surtout d’argent», déplore-t-elle. Paradoxalement, ces personnes, qui trouvent des difficultés à inscrire leurs enfants à l’état-civil ou obtenir un simple acte de naissance, sont dotées de cartes d’électeurs.
Comment peut-on de ce fait nier leur existence et les laisser vivre dans une telle précarité ? Le visiteur qui prête l’oreille à ces témoignages pense être sur «le rocher de la discrimination». Pour l’instant, ces conférences de bonnes femmes sont mobilisées par l’urgence du moment : où trouver de l’argent pour acheter le mouton de l’Aïd El Kébir?

Sidi Abderrahman Ibn Jilali, le saint venu d’ailleurs

Sidi Abderrahman est un rocher séparé de la plage par un bras de mer. Il se situe à quelques kilomètres de Casablanca, non loin du parc Sindibad. Cette ville miniature est composée de petites cases et un mausolée. Celui-ci abrite deux tombes. Celle d’un «saint homme» : Sidi Abderrahman Ibn Jilali, recouverte d’un tissu vert et or et celle de sa fidèle servante. Son histoire est très vague. Pourtant, c’est un des marabouts les plus visités à Casablanca. On le dit originaire de Bagdad et il aurait débarqué au Maroc après une longue errance. D’autres disent qu’analphabète, ne pouvant apprendre par cœur les versets du Coran, il se serait retiré sur ce rocher pour louer Dieu en jouant de son pipeau. Il est réputé posséder des pouvoirs miraculeux, comme marcher sur l’eau. On dit également qu’il guérit les femmes «en mal d’amour ou de fécondité » et les personnes victimes de mauvais sorts ou les malades mentaux. Les gens continuent d’affluer vers Sidi Abderrahman de tout le Maroc. Ils viennent s’y baigner ou passer la nuit. On peut les apercevoir s’agripper à son catafalque et murmurer des vœux ou méditer. Sidi Abderrahman a été visité par le défunt Roi Mohammed V, du temps du protectorat.

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