Culture

Toute la misère de la terre

En matière d’oeuvres plastiques, on dit souvent que le sujet n’est rien. Ce sujet est pourtant tout dans les photographies de Sebastião Salgado. Ce grand photographe brésilien, l’un des plus connus dans le monde de la photographie aujourd’hui, s’intéresse exclusivement aux dépossédés, aux damnés sur terre.
Sa démarche qui participe de la photo de reportage réserve une grande place à l’esthétique. Salgado a été présent dans tous les coins de la planète où il ne fait pas bon de vivre : Rwanda, Mozambique, Afghanistan, Soudan, Iraq, Inde, Kosovo… L’expo qui montre ses photos à la galerie de la CDG, « Exodes, Humanités en mouvement », a déjà été montrée dans les grandes métropoles occidentales. Elle a aussi suscité des débats houleux entre ceux qui reprochent à Salgado d’exhiber la misère de la terre, tout en l’enveloppant d’esthétique, et ceux qui trouvent qu’il ne faut pas détourner le regard de la face sombre de la vie des hommes. Les Marocains, ceux qui mettent leurs jours en péril pour atteindre les côtes espagnoles, font partie des gens que le photographe a fixés. L’une des photos qui intéressera le plus le visiteur montre une patera repérée par un hélicoptère des gardes-côtes espagnols. Salgado est dans l’hélico. Et la photo qu’il a prise est un témoignage vivant de ce que doivent ressentir des dizaines de personnes, entassées dans une petite barque, lorsque le bruit d’une hélice leur signifie la fin du rêve. La photo est évidemment prise en plongée. Elle est belle parce que dans la nuit, une petite barque équipée d’un moteur Yamaha, écume la mer. Parce que le souffle de l’hélice balaye aussi la mer.
Cette esthétisation qui installe plusieurs points lumineux dans le noir est battue en brèche par l’expression du visage des haragas. On ne peut pas s’empêcher de penser au « Radeau de la méduse » du peintre Géricault. Mais ici les gens lèvent la main non pas pour attirer l’attention du navire par qui vient le salut, mais pour se cacher les yeux devant le plus cinglant revers à leur rêve. La détresse se lit aussi sur les visages des réfugiés kosovards. Une détresse accablante et contenue, le comble du dénuement. Ce sont des images de ce type qui ont provoqué un vif débat dans les colonnes du journal « Le Monde ». A-t-on le droit d’étaler à la face du monde ce qu’il a de plus ignominieux ? A-t-on le droit de construire une oeuvre sur le dos des déshérités ? A-t-on le droit de gagner sa vie en montrant le malheur des autres ? A-t-on le droit de jouer sur les contrastes lorsque tout contrarie la vie des hommes photographiés ? Le trouble qui se saisit du spectateur vient de la conjonction d’un contenu misérabiliste et d’un contenant beau. Il ne s’agit pas de dire que les sujets de ce genre ne doivent pas être montrés. La vie de ces hommes est une réalité. Les exodes, les déplacements, les guerres existent. C’est un camouflet à l’Histoire des hommes de notre époque. Mais le caractère éminemment esthétique des oeuvres qui les montrent ne peut empêcher de trouver beau ce qui est pourtant innommable.
Salgado ne fait pas de la photographie journalistique, il construit l’oeuvre d’un artiste. Il est particulièrement intéressé par les contrastes entre le clair et l’obscur. Comme dans cette photographie montrant des Indiens en Amazonie. Des Indiens menacés par la déforestation de leur espace vital. Salgado les a photographiés près d’un ruisseau.
L’eau et les herbes miroitent de partout par l’action d’une multitude de points lumineux qui ont percé le feuillage touffu des arbres de l’Amazonie. Une autre photo dont l’esthétique édulcore l’effet poignant porte cette légende : «en juillet 1983, des soldats iraquiens ont emmené tous les hommes de plusieurs villages, personne ne les a jamais revus. Leurs familles les attendent toujours». Dans cette photo, une femme et une jeune fille montrent de vieilles photos de leurs proches disparus. Le médium dont se sert Salgado est dédoublé par les photographies de ceux qui ne sont plus. L’on saisit alors le fameux sens de «ça a été» – propre à toute photo – n’est pas une vaine expression. Mais au comble de cette misère, le photographe n’a pas perdu son humour. Une photo prise à Bombay montre de gigantesques tubes de canalisations traversant un bidonville. La légende précise que cette canalisation « dessert les quartiers plus prospères en eau potable».
Les bidonvillois l’utilisent à la manière d’une voie aménagée pour les piétons. Ils marchent au-dessus de l’eau dont se servent les gens des quartiers nantis. Si l’on sait l’importance accordée en Inde aux eaux pures de toute souillure, cette marche des pauvres sur l’eau des riches est un affront inadmissible. C’est une revanche, non dénuée d’humour, des pauvres sur les riches. Et un clin d’oeil humoristique de Salgado pour le monde qu’il donne à voir et dont tout porte à grincer des dents plutôt que de sourire.

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