Culture

Un destin miraculeux (3)

© D.R

«Nulle audace n’est fatale ! » disait René Daumal. C’est ainsi que le poète arabo-islamique Alî Ahmad Sa’îd Esber, musulman déjà hérétique en puissance à l’âge de dix-sept ans en prenant le pseudonyme d’un dieu phénicien honoré dans le monde gréco-romain (Adonis étant de surcroît phonétiquement et même étymologiquement proche du dieu hébraïque Adonaï), prend l’audacieuse liberté d’étudier l’écriture coranique « en tant que texte littéraire et mode d’expression, en dehors de toute considération religieuse » et indépendamment du fait que le Qor’ân soit le Livre absolu : « l’absolu de la langue et l’absolu du sens ; et aussi l’absolu de l’existence ». Ce n’est pas tout: « Le Livre est l’absolu de l’écriture en tant qu’il est écriture de l’absolu. Il dit l’absolu d’une manière absolue. » Vision tragiquement mortifère !
On peut vivre dans le sentiment indicible de l’Absolu-Sans-Forme en amont de la langue et de la pensée, donc au coeur du silence, dans sa vivante mais indiscernable résonance, dans sa vibration sans nom, il n’empêche que toute forme qui l’invoquerait ou y ferait formellement allusion ne pourrait être que relative. Dans son infinie complexité, l’arrière-regard de toute conscience transcendantale a lui-même conscience absolue de la relativité de ses états de conscience.
Le danger du monothéisme, c’est sa formalisation absolutiste, sa prétention à concevoir l’unité et, bien que l’Un soit absolument inconcevable, à s’en dire l’infaillible porte-parole, ce qui enlève leur légitimité aux contradictions fécondes, car le monothéisme formel (et pervers par son dualisme sous-jacent) méconnaît le secret la source génétique que Basarab Nicolescu appelle le « tiers secrètement inclus » dans tous les contradictoires mutuellement exclusifs. Pour tout esprit transreligieux, le Qor’ân est un livre sacré au même titre, ni plus ni moins, que le Rig-Véda, le Tao-tö-King, Le Bardo Thödol ou Livre des morts tibétain, la Genèse hébraïque, le nouveau Testament, l’Apocalypse ou même le Mathnawî de Rûmî, entre autres. La vision transreligieuse, ni profane ni antireligieuse, est recherche d’ouverture et de tolérance. Comme l’écrit Adonis, toujours dans Célébrations: La lumière la plus lointaine, nous est plus proche que l’obscurité la plus proche.
Dans sa vision de l’esprit de la lettre coranique, Adonis se réfère bien entendu à la lecture ésotérique des mystiques, jamais à l’interprétation exotérique des juristes théologiens. Sans qu’il le dise clairement à propos de la poésie d’aujourd’hui, il laisse néanmoins entendre ceci : toute écriture sacrée est « une écriture centrée sur les racines, non sur les fruits » ; toute haute poésie est, elle aussi, composée « de l’indéchiffrable que l’homme ne peut décrypter, et du clair qui est à sa portée : espace ouvert, mais ouvert sur ce qui reste obscur ».
Les derniers mots sont révélateurs : « ce qui reste obscur» est infiniment obscur. Adonis le confirme en fondant la recherche poétique sur ce qu’il appelle un « mysticisme de l’art » sans « connotation religieuse ou historique » dont il publie le décalogue expérimental, vivant et entièrement ouvert : manifeste poétique dont les dix axiomes fondamentaux constituent un point de repère lumineux incontournable dans les ténèbres de notre époque sourde et aveugle.
Par d’autres voies et par d’autres modes d’expression, Roberto Juarroz aurait dit au fond la même chose. Par son hétérologie mystique, l’auteur de Poésie verticale n’aurait pu que partager la vision d’Adonis : La poésie est cette perpétuelle recherche d’un dépassement sans fin. Face au fixisme religieux traditionnel, il y a l’élan poétique. Face à cette fermeture sur soi dans le retour au passé, il y a cette ouverture verticale qui sans cesse explore et visite les hauteurs.
Et les profondeurs, pourrait-on ajouter. La verticalité de l’Œil du coeur n’est pas seulement le Bien platonicien ou le Donum Dei, le don le plus précieux des soufis ; elle est nécessairement universelle. Par rapport à cet invariant, Buenos Aires est l’âme soeur de Beyrouth. Comme l’écrit Adonis dans Célébrations :
Les mots sont l’hier
Mais le poème qu’ils composent
Est le demain
Serait-ce l’alchimie de la poésie
VI. Expérience mystique et religion d’amour
À l’heure où, dans l’esprit d’un large public, l’Islam est malheureusement identifié à l’intégrisme et au fondamentalisme (machines de pouvoir et fanatiques adversaires de la haute poésie soufie), ou encore à la « petite djihâd » guerrière et mortifère (à ne pas confondre avec la « grande djihad » intérieure : guerre sainte de nature métaphysique dont René Daumal avait intégré le sens initiatique intime), le recueil d’Adonis sur la culture arabe est d’une importance capitale.
La prière et l’Épée est le maître livre d’un poète inspiré dont la vision générée par sa propre source inconnue, sa source donatrice originaire, et d’un seul tenant singulière et universelle, et tout à la fois poétique et philosophique, mystique et gnosique. Habité par le sacré, le poète mystique, secrètement orthodoxe dans son apparente hérésie, est le parfait contre-pôle de l’imâm juridique- théologien, guide spirituel et terroriste de droit divin, coupant les cheveux en quatre et ordonnant l’égorgement en série de ses adversaires, comme ces moutons que l’on tue rituellement. Vieille opposition entre le prêtrise visible institutionnalisée et la prêtrise invisible. Celui qui tire l’épée au nom du Livre sacré périra par l’épée.
Adonis ouvre une nouvelle voie sacerdotale aux poètes arabes contemporains, non pas une voie d’occidentalisation et de renoncement à leur antique tradition sémitique, mais une voie arabo-méditerranéenne redonnant à la langue coranique son statut de « langue de genèse qui doit conduire à une langue de création et non à une langue d’enseignement », une langue mystique ouverte sur la mystique d’autres cultures issues, pour le dire vite, d’une même Tradition primordiale, une langue alchimique à la recherche de la Pierre philosophale, une langue métaphorique comme « un pont reliant le visible à l’invisible, le connu à l’inconnu ».
Le poète, aux yeux d’Adonis, ne peut être, pour reprendre l’expression de Gurdjieff, q’un « chercheur de Vérité»; le poème : « une parole de vérité», inspirée et prophétique comme elle le fut, dans l’espace chevaleresque du désert, à l’époque pré-islamique. L’Islam exotérique en a fait pendant plus de mille ans, et aujourd’hui encore, non pas une parole de propagande politique destinée à vampiriser les masses incultures ou déculturées.
Chez Adonis, la poésie est en religion d’amour. À ses yeux, « le principe de la vie ne réside pas dans le « Moi », mais dans le « Moi-Toi. » Ce rapport ne doit pas obéir à la loi, mais à l’, « amour de cet Autre qui nous enseigne ce que nous sommes, et qui nous fait accéder à la vérité ». Son essai si fortement et si lumineusement éveilleur ne s’adresse pas seulement aux poètes arabes, mais tout autant aux poètes occidentaux et autres (du Moyen-Orient à l’Extrême-Orient) ayant perdu tout sens du sacré, tout pouvoir de transfiguration et de transmutation de leur propre matière première –à propos de quoi Adonis rappelle ce hadîtrh alchimique que Baudelaire n’a peut-être pas réellement incarné au sens opératif d’autotransformation intérieure : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » La mystique et la philosophie des recherches poétiques d’Adonis transparaissent à travers un certain nombre d’axiomes contenus dans les chapitres de La Prière et l’Épée, entre autres ceux qui suivent, relatifs à la création.
VII. Poésie et désert (1964)
La poésie arabe, comme toute autre poésie au monde, pour demeurer vivante, doit être sans cesse réévaluée à la lumière du présent. (La prière et l’Épée,p.74.)
Le sens de beaucoup de ses poèmes se situe au delà du sens dans la seule intensité de la mystérieuse présence qu’ils évoquent, une présence autre que celle de l’homme et du monde. Dans la langue arabe, « la présence s’identifie à l’invisible. Le monde y est absent, quoique visible. » (Cinquième des Six notes du côté du vent, dans Mémoire du vent8 sur l’importance desquelles nous reviendrons plus loin.)
(…) une poésie qui n’est au service d’aucun système, d’aucune doctrine, d’aucun État, d’aucune personne… (Op.cit., p.77.)
La poésie d’Adonis est absolument autonome et ne dépend que de la source de son inspiration.
• «Adonis le vionnaire»,
Michel Camus, Edition du Rocher, 14,94 euros

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