Culture

Un destin miraculeux (4)

© D.R

De toute évidence, l’oeuvre d’Adonis témoigne d’une autonomie absolue de l’âme. Autonomie qu’il revendique on ne peut plus clairement :
La poésie est une lyre qui se suffit à elle-même qui est totalement autonome et fait entendre son chant indépendamment du thème dont elle traite ou du milieu où elle est née.(Op.cit., p.82)
En suivant le poète de l’époque pré-islamique sur le chemin de l’aventure, nous demeurons dans un admirable état d’évasion hors de nous-mêmes, mais avec le dessein ultime de nous trouver nous-mêmes. (Op. cit., p.88)
Le thème récurrent de la sortie de soi, comme celui de l’exil, est relié à un Ailleurs qui n’est ni dedans ni dhors. Il s’agit, au fond d’un saut inconcevable, mais d’un saut effectif entre deux niveaux de rélité : le niveau naturel et le niveau transcendantal.
Le poète arabe demeure, jusque dans l’exaltation du plaisir charnel, dans un état de perpétuelle prière, et l’on pourrait formuler ainsi l’essence de cette prière :
Le monde c’est le corps, mais ô amour, donne-lui plus de plénitude, plus de présence ! (Op.cit., p.94)
Voilà qui éclaire le propos d’Adonis selon lequel « l’homme est un été continuel d’absence », ce qu’il confirme plus loin en disant : « Les vivants sont endormis, ils se réveilleront après leur mort. »
(Cinquième des Six notes du côté du vent.) Non seulement le poète échappe à la mort en mourrant à soi-même et en se détachant de son corps et du corps du monde de son vivant –ainsi la mort n’a plus rien à se mettre sous le dent- mais il travaille à s’éveiller et à réveiller ses semblables.
Oui, l’amour est le point de rencontre des extrêmes : vie et mort, bonheur et malheur, tombeau et résurrection. Ce caractère est le plus évident magie et alchimie par laquelle les contraires se fondent l’un dans l’autre. (Op.cit., p.97) Cette identité des contraires est, avec l’oxymore, un des paradigmes de sa poétique.
VIII. La vision esthétique
L’art n’est pas dans le monde, mais au-delà ; il est, par nécessité, une sorte d’abstraction. Comme si le créateur peignait pour effacer l’image et comme si, par cette effacement, se créait une présence – tissu transparent qui ne renvoie pas à la réalité immédiate mais à l’infini de son sens et de sa signification.
On pourrait en donner cent exemplaires dans sa poétique. En voici un, dans un poème de mémoire du vent intitulé « Du doute » :
Je contemplais les êtres – source/étincelle
Je touchais mes dessins – nulle forme, que la nostalgie
Et cette splendeur
Dans la poussière des hommes
Le mot « mysticisme » (…) dépasse l’ordre de la rationalité pour aller vers la vie et ses intuitions. (…) C’est un mysticisme qui affirme que le sens de l’homme se trouve dans son aspiration à l’infini et que la spécificité de l’art réside dans la manière d’exprimer cet infini.
La manière poétique d’évoquer l’infini par la finitude des signes est forcément allusive ; elle est exprimée par la faille dans la langue, par des ruptures abruptes ou des discontinuités de sens, par des images paradoxales révélatrices de l’expérience vécue de l’intuition de l’infini.
La création, selon ce mysticisme, est spontanée. Elle est telle que le vocabulaire mystique la crédit : affirmation, débordement, extase au-delà de toute censure traditionnelle. C’est une création émanant d’un état qui se situe au-delà de la raison.
La création est un des mots-clés de l’oeuvre d’Adonis selon laquelle la puissance incessamment auto créatrice de l’univers va de pair avec l’autocréation potentielle de l’homme. Autocréation devenant synonyme de libération du normatif et de dés identification culturelle.
L’art est un lien entre l’homme et le monde qui permet de contempler le flux et le reflux de l’existence, l’homme et son destin, les secrets de l’univers. Il attise l’émotion de l’homme et son imagination en vue d’une telle contemplation.
Autrement dit, l’art est religieux au sens de religare : relier. Mais ce lien entre l’homme et le monde (deux pôles aussi inconnaissables et aussi inaccessibles l’un que l’autre), entre l’homme inconnu et son destin inconnu, est aussi un abîme. Adonis avait dit précédemment : Je n’avais aucun souci de créer une harmonie entre le monde et moi, mais j’avais toujours le regard fixé sur l’abîme qui se situe entre nous. Je n’ai donc pas écrit de poésie dans le dessein de combler cet abîme, mais comme errance au-dedans de lui et comme exploration. (Première des six notes du côté du vent).
IX. L’autre versant (1988)
La création rend possible la rencontre des singularités et elle nous recrée continuellement au sein d’une unité humaine universelle. La création nous fait accéder à état d’ivresse, à un état de sommeil éveillé. Dans ce sommeil qui est l’éveil parfait, les humains oeuvrent fraternellement pour le devenir du monde. (La Prière et l’Epée).
En nous sortant du sommeil naturel, le sommeil éveillé opère la projection philosophale de la conscience à un niveau transcendantal où elle jouit de son ivresse d’être paradoxalement consciente d’elle-même dans l’inconnaissance d’elle-même. Cet état étrange et familier intervient souvent dans la poétique d’Adonis.
X. Du rôle de la révolte dans la poésie arabe (1991) Abû Nuwâs considère que la poésie a le pouvoir de changer non seulement la vie, mais l’homme. Dévoiler les forces refoulées dans les profondeurs de l’homme, dépasser la dualité entre celui-ci et l’univers, tel est l’apport décisif de cette poésie qui tourne le dos à la tradition poétique et religieuse.
Abû Nuwâs (757-814) est un des maîtres à penser et à vivre d’Adonis. Ce dernier en parle longuement et avec un enthousiasme croissant dans sa troisième leçon au collègue de France. C’est un poète de haute mystique hérétique ou hétéro logique :
Il transforme l’ivresse, qui délie le corps de la censure de la logique et des traditions, en symbole de libération totale.
(…) Il est la force qui change la vie, réunit les contraires et abolit la logique du temps ordinaire. (Introduction à la poétique arabe).
XI. De la « difficulté » du poème (1991)
Le monde obscur qui s’ouvre pour elle (la poésie) ouvre sur un monde plus obscur encore, comme si l’obscurité s’amplifiait par le mouvement même de la lumière. Comme si la poésie ne cessait de se transformer toujours plus en nuit, de s’ouvrir à l’illimité de la nuit (…) Comme s’il lui fallait avant tout être une expérience de l’illimité et de l’infini. (La Prière et l’Epée).
Adonis reviendra ailleurs sur le sens au second degré de l’obscur. L’obscurité première de l’âme est naturelle. L’obscurité seconde est métaphysique. Adonis dira ailleurs : « Cette différence entre deux obscurités, nous l’appelons la lumière. » (Deuxième des six notes du côté du vent). La lumière est le chemin initiatique qui va de l’une à l’autre, de ce monde-ci à un non-monde ; d’ici à un non-lieu infini ; de notre temps présent au no-temps. On pourrait dire pour paraphraser Ezéchiel que chez Adonis les yeux de la nuit de la poésie sont ouverts.
XII. Expérience et identité – Introduction à une nouvelle lecture du mysticisme arabe (1989)
En vérité, chaque écrivain mystique se fixe comme premier objectif la découverte d’une « langue universelle » capable d’exprimer la correspondance entre l’infini (le sens) et le fini (l’image). Cette langue parle sans l’intermédiaire de l’étroite raison : elle ravit le lecteur et le transporte vers l’infini. (…) Seule une langue elle-même ivre peut exprimer l’ivresse de l’homme ravi par l’infini ; et, comme le mystique sort de lui-même, la langue, elle aussi, doit sortir d’elle-même. Cette langue ivre est celle de la métaphore. (La Prière et l’Epée).
En parlant du mysticisme arabe, il est clair qu’Adonis – en grand seigneur de la métaphore – fait référence aussi à sa propre poétique. L’ivresse est à l’image du rêve qu’il évoque dans « Pollens », derniers poèmes de Mémoire du vent. Le rêve ouvre sa porte à des amants qui lui promettent de venir et qui n’arrivent jamais (Mémoire du vent).

• «Adonis le vionnaire»,
Michel Camus, Edition du Rocher, 14,94 euros

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