Editorial

La clé des champs

© D.R

Les prisons marocaines sont surpeuplées, souvent hors normes et parfois criminogènes. L’euphémisme technocratique en vigueur utilisé dans le monde pour décrire cette situation est «surpopulation carcérale».
Ce qui ne change rien à la détresse humaine, à la dégradation psychologique, et au naufrage de l’âme qui est vécu au jour le jour dans les prisons.
Particulièrement les nôtres où la paupérisation et l’indigence de l’administration sont aggravées par l’analphabétisme ambiant, où les stigmates du sous-développement sont mis en valeur par des pratiques moralement innommables, et où la dignité d’un homme ne pèse rien devant la loi de la jungle imposée des fauves que la folie enrage.
La visite royale à la prison d’Oukacha à Casablanca le 7 décembre 2001 a été dans l’histoire de l’administration pénitentiaire marocaine une date à marquer de larmes chaudes. Le Souverain a franchi les portes du pénitencier d’un pas décidé, comme à son habitude. La situation avait quelque chose d’incongru pour les vieux briscards du protocole makhzénien. Le Roi du Maroc dans les dédales d’une prison – et hors circuit initialement privé – pour, peut-être, montrer, témoigner, que l’on peut être un homme reclus payant son dû à la société sans perdre sa qualité d’être humain, que l’on peut être enfermé pour un délit commis mais que la dignité de l’homme est insécable et ne peut souffrir aucune dégradation inhumaine, que l’on peut être prisonnier mais que ce statut aussi confère, universellement, des droits.
En général, un prisonnier est un homme privé provisoirement de liberté. C’est une lapalissade. Mais à y voir de plus près ce n’en est pas une. Un prisonnier a un avenir. Il peut légitimement prétendre à une insertion. Suivre une formation. À un accompagnement à sa sortie de prison. Un prisonnier reste un citoyen et un être social qui peut à tout moment reprendre sa place dans la société.
Je ne pense pas que dans un pays comme le nôtre où la crise du logement est tellement endémique que le monde carcéral échappe à cette même crise. Bien au contraire. La crise du logement carcéral est emblématique à plus d’un titre de toutes les crises qui frappent notre pays y compris celles du budget, de la prévoyance, de la planification, de la gouvernance, de l’intelligence pratique, de l’immobilier, du logement et de tout.
Quand SM Le Roi Mohammed VI est retourné, sans protocole ni effet d’annonce, le dimanche 9 décembre 2001 en début d’après-midi, pour revisiter les prisonniers de Oukacha, Il trouvé la porte fermée. La voiture royale et les deux camions de la Fondation Mohammed V pour la solidarité qui la suivaient ont dû attendre que l’on leur ouvre la porte. Le portier était en week-end ramadanien et les clés introuvables.
Quelques minutes plus tard c’est au milieu de la cour qu’il fallait attendre en faisant les cent pas. Il a fallu 20 minutes pour trouver les clés de l’économat et celles des cellules. Les préposés étaient absents. Il fallait absolument déposer les dons, les aliments, les couvertures, l’habillement, les produits de soins conformément aux règles d’usage et les enregistrer dans les registres normalement prévus à cet effet. Le Roi s’est ensuite dirigé vers les cellules où sont enfermés les plus jeunes. Il l’ont accueilli dans leur chambrée et ont engagé avec lui une discussion sur leur vie que seuls des vivats survoltés mais timides ou des larmes épaisses et consolantes venaient interrompre. Une communion dans les larmes et dans une douleur humaine partagée. Des êtres de souffrance qui ne revendiquent aucune innocence, aucune impunité, mais qui réclament un mode de vie normal fait banalement de repas chauds, de douches tièdes, d’absence de racket, de respect de leur intégrité physique, de couvertures pour chauffer leurs rêves de liberté et d’entretenir un minimum de dignité pour supporter l’enfermement. À un moment de cette incursion royale dans l’univers de la réclusion, il n’était plus possible de communiquer. Les autres pavillons de la prison de Oukacha ont pris connaissance de la visite royale. Tous les prisonniers ont alors commencé à entonner l’hymne national. Un chant enveloppant, allant crescendo, portant avec tous les espoirs et toutes les privations de ce pays. Toutes les espérances et toutes les frustrations. Toutes les exigences de liberté et de démocratie et toutes les nécessités qu’impliquent le droit et la loi. Cette cour de prison devenait tout à coup une allégorie du pays : rétablir la dignité. Libérer les énergies. Croire en l’homme.
Le vieux routier du protocole makhzénien, au cordeau, continuait à ronchonner tout en retenant ses émotions : «le Roi du Maroc en visiteur de prison, du jamais vu. On aura finalement, tout vu». Il n’était plus très sûr .

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