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Clandestins : Autopsie du drame de Soussa

© D.R

Cinquante-sept Marocains ont été enterrés en deux jours au cimetière de Hay Laâouina, à Soussa, en Tunisie. Leurs tombes sont alignées en quatre rangées. Elles ne sont pas blanches comme les autres tombes du cimetière. Juste un dallage en béton.
En guise de pierre tombale, elles portent des numéros. Personne ne se recueille sur ces tombes. Les morts qui y sont ensevelis n’ont pas encore été identifiés. Et ils sont loin, très loin de la ville de Khouribga où résident leurs parents et proches.
Les Marocains enterrés à Soussa sont jeunes et voulaient vivre. Mais le destin a contrarié leurs projets, dans la nuit du 2 au 3 octobre.
Cette nuit-là, soixante-quinze hommes ont remué le sable fin de la paisible plage de Chott Meriam à proximité de la ville de Soussa (130 km au sud de Tunis). Parmi eux 70 Marocains et 5 Tunisiens. Ils tenaient déjà un bout de leur rêve en enjambant la mince bande de sable blanc.
Le moteur d’un palangrier faisait moins de bruit que les battements de leurs coeurs. Il n’y avait pas beaucoup d’espace sur le pont de la petite embarcation.
Le “raïss“ ordonnait à tous de se tenir accroupis sur le pont. «Tassés comme des sardines dans une boîte de conserve», dira plus tard l’un des soixante-quinze hommes. «Mais c’était moins pénible que dans le noir total du camion frigorifique» qui les a acheminés de la ville de Nabeul, située à 60 km de Tunis, à la plage de Chott Meriam. Le moteur du palangrier a monté d’un cran et la petite embarcation a pris le large.
Les hommes à bord priaient tout bas pour que nul faisceau de lumière ne plonge dans le noir leur rêve. Les minutes passaient sans que les gardes côtes tunisiens n’interceptent le petit bateau.
Les hommes, en grande majorité originaires de la ville de Khouribga, pensaient avoir réussi à passer avec succès le premier barrage quand un craquement s’est fait entendre dans la nuit. «C’était après un temps allant d’une demi-heure à une heure». Les soixante-quinze hommes se sont serrés les uns contre les autres et ont prié fort. D’autres craquements ont grondé plus haut que leurs prières et le palangrier a commencé à chavirer avant de se couper en deux, projetant tous les passagers dans la mer. «La plupart ne savaient pas nager et ceux qui le pouvaient ont été entraînés sous l’eau par des mains désespérées». Ce témoignage vient de l’un des dix Marocains qui ont échappé par miracle à la noyade.
Deux d’entre eux ont réussi à regagner une plage de Soussa. «Ce sont eux qui ont donné l’alerte». Mais selon les autorités tunisiennes, le raïss a lancé un SOS, avant que son embarcation ne coule. Elles ont dépêché un hélicoptère de l’armée tunisienne, un bâtiment et une vedette appuyés par des unités de la marine, de la garde nationale et de la Protection civile, et ont réussi à sauver neuf personnes. Au total, onze rescapés, dont dix Marocains. Certains rescapés marocains portent des ecchymoses sur le thorax, mais ils nient avoir été maltraités. Ils se sont cramponnés avec une telle énergie aux épaves qu’ils n’ont pas senti le bois entamer leurs peaux.
Les dix survivants marocains s’appellent Miloud Karkaoui (23 ans), Abdelghani Al Handaoui (23 ans), Abdelkbir Bouayid (29 ans), Mahjoub Darsamaâ (26 ans), Zaâri Daghnouche (23 ans), Mohamed Al Foukahi (34 ans), Bouchaïb Bouzadi (21 ans), Salah Bard (24 ans), Mohamed Abou Al Anouar (23 ans) et Abdellah Taji (24 ans). Sept d’entre eux ont regagné le pays, le jeudi 21 octobre, à bord d’un avion d’une ligne régulière et trois autres, le vendredi 22 octobre. Ils ont bénéficié de mesures exceptionnelles de la part des autorités tunisiennes qui ont considéré qu’ils «ont été induits en erreur» et ne les ont pas emprisonnés comme cela est précisé dans une nouvelle loi qui pénalise l’émigration clandestine.
Les dix rescapés ont livré de précieuses informations. Ils sont entrés de façon légale en Tunisie. Ils font partie d’un groupe de 237 Marocains qui ont atterri à l’aéroport de Carthage, par bandes de 4 à 5 personnes, à partir du 3 septembre 2004. Les Marocains ont payé des sommes allant de 12 000 à 15 000 DH, au Maroc.
Les organisateurs de l’opération, qui ont perçu ces sommes au Maroc, sont au nombre de trois. Ils sont marocains et s’appellent Mostapha Laghrissi, Issaoui Belnouar et Abdelkrim Oulfa. L’un d’eux a embarqué à bord du palangrier. Il n’a pas survécu au naufrage. Arrivés à Tunis, les candidats à un monde meilleur ont été pris en charge par quatre Tunisiens.
L’un d’eux est considéré comme la tête pensante de l’opération. C’est à lui que neuf des dix rescapés affirment avoir remis leur passeport avant de monter à bord du petit bateau. Chaque candidat lui a également remis une somme allant de 1.000 à 1.400 euros. Si l’on ajoute à cette somme l’argent déboursé au Maroc et le coût du billet d’avion aller-retour, on atteint aisément des sommes dépassant les 30.000 DH par personne.
Le contingent des 237 Marocains a été transporté à Nabeul et a été logé dans cinq résidences secondaires. Ces spacieuses villas sont gardées par des Marocains. Les personnes qui n’ont pas pris part au voyage ont été arrêtées et rapatriées au Maroc.
Trois jours après le naufrage, le consulat général du Maroc en Tunisie s’est mobilisé pour obtenir des informations sur l’opération. Ses courriers, adressés au ministère des Affaires étrangères, prouvent qu’il a suivi, au jour le jour, l’évolution de l’enquête. Une rencontre a eu lieu entre l’ambassadeur du Maroc en Tunisie, Abdellah Belkeziz, et le ministre tunisien de l’Intérieur, Hedi Mehnni. L’ambassadeur du Maroc se félicite de la coopération entre les deux parties : «Les autorités tunisiennes n’ont ménagé aucun effort pour que l’opération de rapatriement – et non pas de refoulement – se déroule dans les meilleures conditions». Il faut dire qu’une rafle générale a fait suite au naufrage de Chott Mariem.
En plus du contingent de Marocains arrêtés à Nabeul, la police a fait des descentes dans les petits hôtels de Tunis et a arrêté 32 Marocains qui travaillaient en Tunisie, sans permis de séjour, mais qui n’étaient pas des candidats à l’émigration clandestine.
Les services de police voulaient peut-être se débarrasser, en même temps que des candidats à l’émigration clandestine, des travailleurs marocains, près de 5000 personnes, qui ne possèdent pas de carte de séjour. Cet amalgame a été évité.
Par ailleurs, les autorités marocaines et tunisiennes ont convenu de prendre le maximum de précautions sur l’identité des morts. Les cadavres ont échoué sur les plages de Soussa par à-coups. Ils ont été transportés dans les morgues de trois hôpitaux de la ville : Ibn Rochd, Sahloul et Ferhat Hachad. Lorsque l’état des cadavres le permettait, des empreintes digitales ont été relevées. Quand ils étaient en état de décomposition avancée, il a été procédé au prélèvement de l’ADN. A chaque cadavre un numéro a été donné. Ce numéro correspond à une fiche où sont inscrites toutes les données permettant de l’identifier. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a envoyé en Tunisie, du 15 au 18 octobre, deux médecins de la police scientifique pour s’assurer que tout a été fait pour permettre d’identifier les cadavres. A ce sujet, un accord a été conclu avec les autorités tunisiennes pour que les corps soient exhumés et rapatriés au Maroc, dans le cas où une famille réclamerait la dépouille de l’un des siens. Le rapatriement de la dépouille est à la charge de la famille et coûte à peu près 13 000 DH. Les médecins de la police scientifique marocaine sont toutefois arrivés en Tunisie après l’enterrement des cadavres, le lundi 11 octobre, dans des tombes numérotées de 1 à 57.
Selon des témoins, les naufragés marocains ont été enterrés dignement. Ils ont été transportés de la morgue au cimetière dans des ambulances avec une escorte. Tenus dans des sacs en plastique blanc, ils ont été descendus dans les tombes, après la prière de l’absent.
A dix km de là, rien n’a changé dans la plage de Chott Meriam. Le sable est toujours blanc et fin, et quelques pêcheurs «tuent le temps». Ils ont déjà oublié les naufragés marocains.

• DNES en Tunisie Aziz Daki

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