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Comment l’ambassade d’Iran à Rabat a franchi les lignes vertes

© D.R

L’ambassadeur Wahid Ahmadi et son équipe sont rentrés à Téhéran. L’ambassadeur de la République islamique d’Iran a quitté le Maroc, mercredi dernier, à bord d’un avion officiel envoyé par le gouvernement iranien à cette fin. Avec ce départ, la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays est consommée. Elle clôt son dernier épisode. Et, comme le veut la logique diplomatique, les deux pays commencent, déjà, et naturellement, une campagne de sensibilisation de la communauté internationale à la légitimité de leurs positions respectives. Cela dépend, juste, de la voilure diplomatique de chaque pays, de sa crédibilité ou de l’image dont il bénéficie.
Au Maroc, deux actions sont en cours. Une dynamique est enclenchée par le ministère des Affaires étrangères pour expliquer cette affaire, — une affaire hors agenda, comme dit Taïeb Fassi Fihri—, à l’opinion publique nationale, les mœurs démocratiques l’exigent, et à la communauté internationale. Il va falloir expliciter les raisons qui ont conduit  à cette rupture des relations avec la République iranienne. Sur un autre plan, une autre opération a démarré, parallèlement, pour réparer les dégâts provoqués par près de quinze ans d’activisme iranien chiite sur le territoire national. Un vrai chantier.
En effet, l’activisme iranien  a commencé trois ans, à peine  après le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays en 1991. Il est détecté par le contre-espionnage marocain dès 1994 suite à des prises de contact entre des membres de la représentation diplomatique de ce pays avec des islamistes marocains. Il est suivi de près et toléré, à l’époque, tant qu’il ne prenait pas la forme d’une collaboration active mais consistait  seulement en des contacts localisés et publics. Cette période s’est caractérisée par la prudence de la part des services diplomatiques iraniens qui ne pouvaient s’aventurer à aller au-delà de la «prospection du terrain». Aller sur une terre qui a non seulement adopté le sunnisme, mais qui l’a exporté, défendu et soutenu dans tout son environnement géographique et faire du prosélytisme chiite, est un travail de longue haleine. Les activistes iraniens en avaient conscience. En plus, le modèle iranien n’a jamais séduit les Marocains et l’islamisme wahhabite était le seul capable de se forger une petite place dans un climat général caractérisé par l’hégémonie de l’Islam sunnite malékite très attaché aux valeurs de l’Imamat du Commandeur des croyants.
Toutefois, ces contacts «maîtrisés» ont abouti à quelques résultats dont l’effet était insignifiant et restait dans la limite du «tolérable. Parmi ces résultats, figure la naissance, en 1995, du mouvement Al Badil Al Hadari. Un mouvement qui allait se transformer en parti politique par la suite et dont on ne révélera, étonnemment, et officiellement, les affinités iraniennes qu’au lendemain du démantèlement du fameux réseau Abdelkader Belliraj.
Mais, pour aller plus loin, il manquait aux activistes prosélytes quelque chose de fort capable de faire changer l’attitude de réserve des Marocains en suscitant chez eux de la sympathie, ou juste de la curiosité, pour le chiisme iranien. Ceci arriva en mai 2000. La décision d’Israël de se retirer du Sud du Liban présentée comme une victoire du Hezbollah a constitué un tournant dans l’approche iranienne en matière d’exportation de son idéologie politico-religieuse. Le triomphalisme politique, un peu surdimensionné,  dans ce cas, allait, désormais, porter dans ses bagages  une religion, le chiisme, celle de la victoire contre l’ennemi sioniste. Retransmis en direct sur la chaîne Al-Jazeera, les images du retrait israélien, des festivités organisées par le Hezbollah et, finalement, le discours de son chef Hassan Nasrallah, allait impressionner et marquer la population arabo-musulmane du Golfe à l’Atlantique. Le modèle de la résistance capable de réaliser une «grande victoire» face à «l’ennemi sioniste», considéré jusque-là comme imbattable, a  changé la donne.
Cela arrive au moment où le Maroc passe par une période de transition où le pouvoir est occupé par l’ouverture de multiples chantiers de réforme démocratique, la construction de l’Etat de droit,  la consolidation de la liberté d’opinion et d’expression, et la réconciliation avec le passé.  Le pays était aussi absorbé par le lancement de grands projets structurants pour le développement économique et la justice sociale. Ce moment est exploité par les activistes chiites. Ils en profitent pour marquer une petite accélération dans leur action prosélyte. Ils passent à une autre étape. De petites «cellules militantes dormantes» s’activent et donnent naissance à des associations chiites comme Al Ghadir à Meknès, Al Inbiât à Tanger, Attawassoul dans la région du Rif et d’autres de dimension plus petite.
Mais, le coup le plus important sera, sans consteste, celui de la tenue par les membres d’Al Badil Al Hadari, deux mois à peine après la «victoire du Hezbollah au Liban», de leur assemblée générale à Fès. C’était en juillet 2000.
A ce moment, tout change au niveau de l’ambassade iranienne à Rabat. Elle est restructurée, développée et dotée de plus de personnel. Ce mouvement n’est pas passé inaperçu. Il est remarqué par le contre-espionnage marocain. Il dénote, selon des analystes, d’une volonté de faire du Maroc une plate-forme pour la conquête de l’Europe. Le déploiement de nouveaux agents est, effectivement, considéré comme excessif par rapport à un projet limité au Maroc. L’objectif réel de cette mobilisation sera détecté, cette fois, par les services marocains à l’étranger. En Hollande, d’abord, puis en Allemagne, des notes du renseignement marocain révèlent l’existence d’une intense mobilisation pour propager le chiisme chez la communauté marocaine dans ces pays. Deux actions sont, alors, menées en parallèle d’une manière   synchronisée, toujours, depuis l’ambassade iranienne à Rabat. Des imams sont recrutés au Maroc par les associations locales récemment créées, et envoyés, ensuite, dans ces pays européens, pour prôner le chiisme sous la couverture des traditionnelles missions de sensibilisation aux valeurs de l’Islam que la communauté marocaine, attachée à ses valeurs et à sa religion musulmane, accueille les bras ouverts. L’activisme chiite profite du manque de connaissance de la différence entre le sunnisme et le chiisme. Certains jeunes tombent sous le charme de ce qu’ils appellent, dans une première phase, «l’Islam des vrais musulmans, ceux qui ont pu repousser l’armée sioniste». Un autre élément joue en faveur des chiites : ils se distinguent par rapport aux intégristes salafistes sunnites par le fait qu’ils prônent la résistance armée et structurée et non pas des actes terroristes. L’intégrisme sunnite  était honni. Les attentats comme ceux de Madrid ou de Londres  ont causé beaucoup de problèmes aux membres de la communauté marocaine à l’étranger. C’est à cause de cela que certains sont séduits par le modèle chiite.
Au Maroc, l’activisme continue oscillant entre des périodes où il accélère la cadence et d’autres moments de repli stratégique. Des journées culturelles sont organisées par l’ambassade, suivies de journées commerciales, des va-et-vient sont organisés par ladite ambassade pour des hommes d’affaires et, parfois même, des politiques des deux côtés.
Les pouvoirs publics marocains envoient de temps en temps des signaux à l’égard de la représentation diplomatique sur le fait que des agissements sont en train de dépasser ce fameux niveau «tolérable» existant dans tous les pays du monde moderne et démocratique où une ambassade a droit, toujours, à un petit périmètre d’action, en dehors de son rôle diplomatique ordinaire, mais qui ne doit pas dépasser certaines limites conventionnelles.
C’est cette limite que l’ambassade iranienne, profitant d’un climat général d’ouverture, allait dépasser fin 2008. Les agents iraniens se permettent habilement «une petite accélération» en jetant des ponts de communication, des contacts, des liens,  avec certains dirigeants au niveau régional, notamment au Nord et dans l’Oriental, du Mouvement de Abdessalam Yassine. Pour un analyste qui connaît bien le dossier, les agents iraniens sont parvenus à la conclusion qu’en agissant à petits pas, le chemin sera très long, l’objectif sera difficile à atteindre,  et que les petites associations compte tenu de leur taille et de leur nature, ne pourront pas bousculer la réalité marocaine. Il fallait frapper plus fort.
L’objectif des Iraniens était la propagation du chiisme et de leur modèle religieux à travers la communauté musulmane résidant en Europe car elle est jugée plus vulnérable.  Aussi, l’enracinement et la forte présence d’Al Adl Wal Ihssane en Europe pouvaient faire en sorte que leur réseau devienne intéressant. C’est sur ce terrain qu’ils vont attaquer. Le mouvement de Yassine a été jugé par les spécialistes iraniens en place à Rabat comme un mouvement qui s’apparente, un peu, à celui de l’Ayatollah Khomeiny. Notamment au niveau du principe de la « gouvernance du savant» (Wilayat al Faquih). Des rapprochements sont opérés et détectés tant par l’espionnage que par le contre-espionnage marocains et les recoupements démontrent, tout au moins, «une volonté de collaboration de part et d’autre». En novembre 2005, Nadia Yassine, fille et porte-parole du cheikh, avait lancé un signal dont seuls les observateurs avertis avaient détecté la signification réelle et identifié le destinataire principal. Elle déclare dans un entretien qu’elle préfère «la république à la monarchie». Elle donnera par la suite l’exemple du modèle de la République islamique d’Iran.
Ces déclarations avaient été accueillies très favorablement à Téhéran. Le message reçu cinq sur cinq donna lieu à tout un travail de terrain qui aboutit fin 2008 à des contacts établis tant sur le territoire national qu’en Europe, surtout en Allemagne. C’est cette mécanique montée pertinemment par les services iraniens et scrupuleusement observée par les services locaux  que les autorités marocaines viennent d’enrayer. Chacun revient à la case départ. Chaque protagoniste est renvoyé à sa propre  responsabilité. La patience dont ont fait preuve les Marocains était nourrie par le souci d’éviter d’arriver à l’irréparable avec les Iraniens. Ces derniers, portés par leur enthousiasme prosélyte ont négligé les messages fréquents, notamment de retenue, qui leur avaient été envoyés. Le clash était inévitable. L’ambassadeur Wahid Ahmadi et son équipe, sur le chemin du retour, sont probablement en train de  revoir le film de cette affaire et, surtout, voir où ils ont failli. Il arrive parfois que les mécaniques les plus huilées se grippent sans crier gare. Un des mystères divins.

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