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Paul John Leggat : «Nous ne contestons pas la libéralisation du secteur»

© D.R

ALM : Ces derniers mois, on a assisté à une lutte acharnée dans le secteur du tabac. Certains estiment que la libéralisation opérée en 2011 n’était que de façade et qu’Imperial Tobacco a continué de bénéficier indûment d’une protection déguisée à travers les textes…
Paul John Leggat : Je crois qu’il est inopportun de parler de libéralisation de façade. Depuis l’ouverture du marché marocain à la concurrence fin 2010, plusieurs nouveaux opérateurs se sont installés à leur compte et ont enregistré une progression constante et notable de leurs activités et de leur part de marché. Si certains remettent en question aujourd’hui le cadre légal régissant les tabacs manufacturés, il faut rappeler que la volonté du législateur n’était aucunement de privilégier un opérateur privé mais, comme exprimé dans la note de présentation de la loi 46-02 originelle, de consolider les recettes fiscales, de répondre aux impératifs de santé publique et de garantir la survie du tissu économique national lié à cette activité.
Je reste convaincu que la volonté du gouvernement de libéraliser ce marché est plus que louable. La concurrence est importante quel que soit le secteur. Mais c’est la manière de le faire qui importe.

Un des principaux sujets de débats, la notion de prix minimum qui figure dans la loi 46-02 impose aux nouveaux entrants de commercialiser leurs produits à un prix minimum supérieur à la moyenne arithmétique des prix en vigueur sur le marché. Récemment, un projet d’amendement de cette législation a été adopté par le gouvernement et sera bientôt soumis au vote du Parlement, prévoyant la suppression de la notion du prix minimum… Quelle est votre position ?
Notre position n’est pas de contester le processus de libéralisation entamé depuis quelques années. Bien au contraire, Imperial Tobacco Maroc s’inscrit totalement en phase avec la vision du gouvernement et les objectifs et principes recherchés à travers cette réforme. Cependant, il ne faut pas perdre de vue le fait qu’une libéralisation complète du marché à ce stade pousserait inévitablement à une flambée des importations. Telle que prévue par le projet de texte, la refonte du régime des tabacs manufacturés ouvrirait la voie à une importation massive de cigarettes à bas prix au détriment de l’industrie marocaine des tabacs, dont Imperial Tobacco qui emploie 1.500 personnes, est l’unique opérateur, bien que le monopole de la fabrication de tabacs manufacturés ait été supprimé depuis fin 2005. Elle risque non seulement d’impacter négativement les recettes fiscales de l’Etat, mais s’inscrit en complète opposition avec les objectifs affichés par l’Etat marocain lors de la présentation du projet de loi de Finances 2013 incluant cette réforme, à savoir la consolidation des recettes fiscales et la protection de la santé publique. En effet, l’adoption de ce projet entérinera la suppression de l’obligation d’introduction de tout nouveau produit à un prix minimum supérieur à la moyenne arithmétique des produits de même catégorie (actuellement 27,5 DH pour la catégorie cigarettes blondes). Il sera dès lors permis à tous les opérateurs et aux nouveaux entrants de cibler en priorité les segments de produits à bas prix, entraînant une diminution de la valeur globale du marché et une plus grande accessibilité des produits de tabacs, même aux plus jeunes. En renforçant l’attractivité du segment à bas prix, cette disposition entraînera automatiquement une migration des consommateurs des segments premium et des marques internationales (même les prix de ces catégories de produits pourraient évoluer à la baisse) vers le segment des cigarettes à bas prix, qui passerait de 65% actuellement à 80% en moins d’un an. La fiscalité des produits des tabacs étant liée à la valeur, il est donc inéluctable que la diminution de la valeur globale du marché entraîne la baisse pour l’Etat marocain des recettes fiscales liées.

Ce ne sont là que vos hypothèses…
Non. Ce phénomène a déjà été systématiquement observé dans d’autres marchés de tabac soumis aux effets d’une libéralisation mal maîtrisée: des opérateurs spécialisés dans des produits à bas prix investissent le marché avec des marques non connues mais qui ont pour but d’être les moins chères. Ces opérateurs venus de Chine, Corée ou d’autres provenances importent et introduisent dans les marchés où ils opèrent, le produit le moins cher, toujours fabriqué dans leurs pays d’origine où les coûts sont bien inférieurs à ceux du Maroc.

Dans les pays les plus développés, la tendance aujourd’hui est à l’augmentation des prix des cigarettes pour décourager les populations de fumer. Aujourd’hui, vu comment se posent les termes du débat au Maroc, nous sommes dans la logique inverse ?
La remarque est pertinente, mais c’est au gouvernement marocain et aux autorités concernées d’y apporter des réponses. De manière générale, et comme déjà constaté dans des pays comme l’Espagne, la France ou d’autres touchés par la crise, les relèvements successifs de fiscalité et la hausse des prix qui en découle poussent de plus en plus de fumeurs à se tourner vers le marché de la contrebande. Dans le cas du Maroc, qui connaît la pression fiscale per capita la plus élevée du monde par rapport au niveau de vie, la prochaine augmentation de la TIC va générer nécessairement une recrudescence des activités de la contrebande. Dans ce contexte, la nouvelle législation des prix ne va pas permettre une réduction des prix du tabac, mais provoquera une augmentation de la consommation de produits à bas prix, ce qui va entraîner une diminution des recettes fiscales. Cette loi va réduire la valeur du marché mais pas les prix.

Imperial Tobacco est accusé de faire du lobbying pour préserver ses avantages sur le marché. Qu’y répondez-vous ?
Comme tout autre opérateur économique marocain, Imperial Tobacco Maroc a le droit d’exprimer et de défendre son point de vue concernant l’évolution de son secteur d’activité. Nous nous attachons à le faire, auprès de toutes les parties prenantes, en toute intégrité et transparence. Ce faisant, nous nous exprimons non seulement au nom de l’entreprise et de ses 1500 employés, mais aussi au nom de tous les autres intervenants marocains liés à ces activités : les 3000 tabaculteurs, les 400 entreprises prestataires de services, et tous les autres intervenants qui pourraient être impactés par cette réforme. En tant qu’expert du secteur et partenaire historique de ces intervenants, nous avons le devoir d’exposer les risques d’une libéralisation mal maîtrisée et de défendre l’opportunité d’une législation juste et équitable, qui respecte les engagements internationaux du Maroc sans mettre en péril ses intérêts socio-économiques.

Quand vous défendez vos positions, vous êtes quelque part à contre-courant puisque vous pouvez être taxés d’anti-libéralisation. Cela peut même nuire à l’image du Maroc vis-à-vis de ses partenaires, notamment l’Europe…
L’activité législative en général et le régime juridique des tabacs manufacturés sont des prérogatives régaliennes de l’Etat marocain. Tout en respectant ses obligations en vertu des accords internationaux, notamment de l’accord d’association avec l’Union européenne, le Maroc demeure libre, en toute souveraineté, de décider de la législation qui préserve au mieux ses intérêts socio-économiques, y compris la réglementation du secteur des tabacs, d’autant plus que les lois marocaines régissant le secteur des tabacs ne sont pas en conflit avec le droit communautaire dans ce domaine. Il y a lieu de signaler que beaucoup de pays (y compris des membres de l’UE) ont adopté ou envisagent d’instituer des dispositions légales encadrant la fixation des prix, que ce soit sur le tabac ou certains autres produits de consommation.

Comment expliquez-vous que durant tous ces mois qu’a duré le débat sur la libéralisation et la réforme des textes, personne, à commencer par Imperial Tobacco et encore moins les nouveaux opérateurs, n’a évoqué un des aspects fondamentaux, à savoir la santé publique ? On parle de marché, de parts de marché, de segments comme s’il s’agissait d’un produit normal. Or il s’agit finalement d’un produit nocif qui tue et qui nuit à la santé, en l’occurrence le tabac. Trouvez-vous normal que l’aspect santé soit occulté ?
Là aussi ce n’est pas à nous mais au gouvernement de répondre à cette question.

Comment réagiriez-vous si demain l’Etat marocain décidait d’augmenter les prix des cigarettes de manière générale, pour toutes les catégories et pour tous les opérateurs ?
Le nouveau cadre législatif régissant les prix des produits de tabacs manufacturés, en cours d’étude, prévoit le passage d’un système de fixation des prix à une homologation préalable des PVP par l’administration, «dans les conditions prévues par voie réglementaire». Dès lors, augmenter les prix des cigarettes relèverait uniquement des décisions et stratégies suivies par les différents opérateurs du secteur. La fixation des prix de vente ne serait plus du ressort de l’Etat. Notre responsabilité dans ce sens sera toujours celle d’un partenaire de l’État marocain, collectant  plus de 11,5 milliards de dirhams de recettes fiscales annuellement. Notre rôle sera de lui faire comprendre que le maintien de la pression fiscale et l’augmentation des recettes fiscales ne sont pas incompatibles.

Le déploiement de la réforme pourrait être progressif

Il y a aujourd’hui des opérateurs et des emplois à la clé dont il faut assurer la pérennité, des enjeux importants en termes de recettes pour les caisses de l’Etat mais aussi des impératifs de santé publique. A votre avis, quelle est la meilleure manière d’assurer un équilibre entre les composantes de cette équation ?
Tout en s’inscrivant dans le cadre des objectifs et principes recherchés à travers cette réforme, à savoir la préservation des recettes fiscales, l’alignement du cadre réglementaire du secteur sur la législation européenne et la protection de santé publique, le déploiement de cette réforme pourrait être progressif de manière à:
• générer plus de recettes fiscales ;
• favoriser la création de richesse par l’industrie et  tabaculture et les PME locales ;
• faire évoluer progressivement la réglementation du secteur des tabacs pour l’aligner avec la législation européenne au bout d’une période transitoire de 5 années et ce, à l’instar des pratiques adoptées par l’UE qui a accordé à ses nouveaux membres une période transitoire équivalente pour conformer progressivement leurs réglementations avec la législation européenne, sans bouleverser l’équilibre de leurs marchés.

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