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Pour la suspension de la charia

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La question de l’application du code pénal islamique dans les sociétés majoritairement musulmanes -plus connue sous l’appellation discutable de "charia"- est l’un des sujets les plus controversés dans le dialogue entre les sociétés occidentales et le monde islamique.
Dans les premières, on ne peut accepter que l’on inflige des châtiments corporels, que l’on lapide ou que l’on exécute au nom d’une référence religieuse qui s’imposerait à une société entière : il faut condamner ces pratiques sans autre forme de procès.
Le monde islamique, quant à lui, envoie des messages très contradictoires : les condamnations fermes et définitives sont le fait d’une petite minorité d’intellectuels ou d’acteurs sociaux et politiques musulmans, alors que certains gouvernements tentent de légitimer leur caractère islamique par l’application de ces pratiques répressives.
Des pans entiers parmi les populations musulmanes (du Nigeria à la Malaisie) réclament régulièrement l’application stricte de la charia, et la majorité des oulémas s’en tiennent à affirmer que ces peines "ne sont presque jamais applicables". En insistant sur les conditions requises, mais ils évitent de s’exprimer clairement sur la question. Le plus souvent pour ne pas perdre leur crédibilité auprès de ces populations.
Comment s’engager dans un tel débat qui fait presque figure de cas d’école dans les relations entre les civilisations et les cultures ? Doit-on sommer le monde musulman de condamner ces pratiques et d’adhérer ainsi aux exigences des valeurs universelles ? Doit-on écouter, voire respecter, les voix qui s’expriment à partir des références musulmanes au nom de la reconnaissance des particularismes et du relativisme culturel ? Existe-t-il une autre voie qui permettrait de dépasser le débat passionné et les surdités respectives en offrant un espace où s’appréhenderaient ensemble, dans la discussion et la délibération, des valeurs universelles communes? N’est-il point possible de stipuler des valeurs universelles dont le respect est non négociable (intégrité de la personne humaine, égalité de droit, refus des traitements dégradants, etc.), tout en reconnaissant la diversité et la spécificité des références (religieuses et culturelles) et les histoires qui peuvent mener à les exprimer et à les revendiquer ? Nous sommes ici, à l’heure de la mondialisation, au cœur d’un débat fondamental en ce qui concerne l’avenir des relations entre les civilisations, les religions et les cultures.
Lorsque nous appelons à un moratoire sur les châtiments corporels, la lapidation et la peine de mort, des voix se font entendre en Occident affirmant : "C’est inacceptable, ce n’est pas assez!". D’autres, dans le monde musulman, s’exclament : "C’est inacceptable, c’est une trahison de nos références!".
A mi-chemin entre ces deux attitudes, l’appel au moratoire est une directe et nécessaire interpellation à l’adresse du monde musulman à partir de ses propres références (et de l’intérieur) parce que nous sommes convaincus que la réflexion et l’évolution des mentalités ne sont possibles qu’à partir de dynamiques endogènes aux sociétés.
Aujourd’hui, nous lançons un appel à un moratoire immédiat dans le monde musulman au nom même des principes de l’Islam. Nous avançons pour cela trois types d’arguments :
1) Les oulémas ne sont pas d’accord sur les interprétations à donner au contenu (et parfois à l’authenticité) des textes qui se réfèrent à ces pratiques ni d’ailleurs sur les conditions requises et les contextes socio-politiques dans lesquels celles-ci sont possibles. Il faut donc ouvrir un débat large et pluraliste en décidant de cesser immédiatement ces pratiques puisqu’il n’y a pas de consensus en la matière.
2) L’application de la charia est aujourd’hui instrumentalisée par des pouvoirs répressifs qui s’en prennent aux femmes, aux pauvres et à leurs opposants politiques dans un quasi-vide juridique où se multiplient les exécutions sommaires d’accusés sans défense, sans avocat, et dont on ne respecte pas la dignité humaine. La conscience musulmane contemporaine ne peut accepter ces dénis de justice.
3) Les populations musulmanes, qui n’ont souvent pas accès aux textes, se laissent emporter par une sorte de passion qui assimile la fidélité à l’Islam, soit au caractère strict et visible des châtiments, soit à leur opposition à l’Occident, dont ils ont souvent une image caricaturale.
Il faut, ici aussi, résister à ces dérives irrationnelles qui confinent au formalisme et légitiment toutes les formes d’oppression.
Ces réalités sont connues autant par les oulémas et les intellectuels que par les Musulmans éduqués et engagés socialement ou politiquement dans leur société. Ils reconnaissent qu’un débat à l’intérieur du monde islamique est urgent et nécessaire et que les injustices faites au nom de l’instrumentalisation de la religion sont légion et inacceptables. L’appel à un moratoire a ce double avantage de faire cesser immédiatement ces pratiques au nom même de l’exigence de justice de l’Islam et d’entamer une réflexion de fond sur le sens et les conditions d’application de la charia aujourd’hui.
Il ne s’agit pas de nier l’existence des sources scripturaires islamiques quant à la charia, mais d’en discuter, de l’intérieur, les interprétations, les conditions et ce qui aujourd’hui peut encore être appliqué ou doit cesser de l’être.
L’évolution des mentalités ne se fera dans le monde musulman qu’au gré de ce débat, qui doit permettre à cet univers de se réconcilier avec l’essence de son message de justice, d’égalité et de pluralisme plutôt que d’être obsédé par ses aspects les plus répressifs et les plus violents au nom de frustrations mal vécues et/ou de sentiments d’aliénation entretenus par le leitmotiv de la domination de l’Occident.
Contre ces enfermements, il faut ouvrir le débat, répondre à nouveau à cet impératif islamique de l’ijtihâd (exégèse critique et renouvelée des textes et de leurs silences) pour relever les défis de notre époque.
Les condamnations unilatérales que l’on entend en Occident n’aideront pas à faire évoluer les choses. Au demeurant, nous assistons au phénomène exactement inverse : les populations musulmanes se convainquent du caractère islamique de ces pratiques par les réactions de rejet de l’Occident au nom d’un raisonnement binaire et simpliste qui stipule que "moins c’est occidental, plus c’est islamique".
Il faut sortir de cette perversion, et les gouvernements et les intellectuels occidentaux ont une responsabilité majeure quant au fait de permettre au monde musulman de s’engager sereinement dans ce débat dans et à l’intérieur de l’islam. Il est en effet urgent qu’ils pratiquent l’exercice de se décentrer quant à leur univers de référence : la revendication de l’universel en Occident ne peut pas permettre de faire l’économie de comprendre les références de l’autre, la logique de son système de pensée et les chemins qui le mènent à l’universel commun.
Sur un plan politique, il est impératif que cessent les dénonciations à géométrie variable : qu’il s’agisse de pays pauvres ou riches, de pays alliés ou ennemis, le refus des injustices doit se faire sans concessions.
On le voit, à terme, les chemins qui mènent à la rencontre et au dialogue exigent de chacun une aptitude à questionner ses propres certitudes mais également ses incohérences sur le plan religieux autant que politique.

Tariq Ramadan
professeur d’islamologie

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