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Slimane Boukermoussa : «On nous a oubliés»

© D.R

ALM : Quelles ont été les raisons de votre engagement dans l’armée française ? Et dans quelles conditions s’est déroulé votre recrutement ?
Slimane Boukermoussa : Je me suis engagé dans l’armée française en 1942. Des crieurs (berraha) faisaient alors le tour des souks des villages et compagnes marocaines et annonçaient que l’armée recrutait. Au même titre que tous ceux qui avaient mon âge, et vu la misère dans laquelle on vivait, se contentant du peu que notre métier de bergers pouvait nous offrir, je n’ai pas hésité à me porter volontaire. La raison n’était autre que la recherche du pain quotidien. L’armée offrait alors un salaire de 6 rials par mois, ce qui était largement plus intéressant, en tout cas mieux, que le peu qu’on gagnait, et non sans difficultés. D’autant plus que ceux qui étaient partis au front avant nous revenaient avec des airs de richesse et de bien-être que nous leur enviions.
Dans quelles guerres avez-vous participé ?
Ma première expérience au sein de l’armée a eu lieu au Maroc, dans la région de Z’hiliga. Passés quelques jours, on est revenus à nos casernes où on a séjourné pendant un certain temps jusqu’au jour où l’on nous a annoncé qu’on devait partir en Algérie, rejoindre d’autres troupes. Je me souviens qu’on a dû marcher pendants des dizaines de kilomètres jusqu’à Tlemcen, où on est resté un an à subir des stages d’entraînement sur l’art de la guerre. Le jour même où on nous a annoncé une permission de retourner au pays pour un congé d’un mois, l’ordre est tombé de nous emmener à Oran, d’où on devait embarquer pour Naples, en Italie. De Naples, on a marché jusqu’à Rome, pour nous rediriger vers le champ de bataille, situé à 80 kilomètres de la capitale italienne. Nous avons fait le chemin également à pied. Sur la route, on rencontrait des passeurs, portant les cadavres de soldats français sur des mulets vers des endroits où ils pouvaient être enterrés. C’est une fois sur le champ de bataille qu’on a découvert que nous étions venus en remplacement de ceux-là même qui étaient transportés, morts, vers d’autres destinations. Nous nous sommes installés dans un village à partir duquel nous organisions nos offensives contre l’armée allemande nazie. Nous étions bien évidemment en première ligne. La moindre inattention pouvait entraîner notre mort. Et des soldats marocains morts, j’en ai vu par centaines. Nous sommes restés en Italie à peu près 5 mois, avant de pouvoir rentrer au Maroc pour un congé d’un mois.
Que s’est-il passé par la suite ?
On nous a convoqués de nouveau. Cette fois-là, c’était l’Alsace. Nous devions intervenir en renfort terrestre aux tirs d’avions américains, qui grattaient littéralement cette partie du territoire français. Des groupes d’avions, composés de 50 à 80 avions, rasaient à coups de bombes le terrain. Tout y passait. Nous avions réussi à traverser jusqu’en Allemagne où nous avons réussi, tout en progressant, à libérer un groupe de soldats russes que l’armée nazie avait emprisonnés. L’hôtel dans lequel on les avait trouvés nous avait servi de base, jusqu’au jour, vers la fin de l’année 1946, on est venu nous annoncer notre retour au Maroc.
Avez-vous senti une reconnaissance quelconque pour le travail que vous avez accompli pendant la guerre ?
Pas un seul instant. Au bout d’une vie marquée de plusieurs années au service de l’armée française, je ne sens aucune reconnaissance. C’est comme si on n’avait jamais existé ou combattu pour la liberté de la France. Je touche 300 dirhams tous les six mois. Il y a quelques mois, c’était uniquement 250 DH. C’est la seule reconnaissance qu’on m’a témoignée. Une somme insignifiante à laquelle j’ai droit à travers la Croix de Guerre que j’ai obtenue. Au passé, elle ne dépassait pas 200 rials par six mois.
Comment faites-vous donc pour survivre ?
Je survis grâce à ma retraite, qui ne dépasse pas 900 DH par mois, fruit de mon engagement en tant que Mokhazni après mon retour au Maroc.
Ce qui est loin de couvrir tous mes besoins. Et franchement, on s’attendait à un meilleur traitement. La plupart d’entre nous est malade. Certains sont délaissés par leurs enfants qui sont, eux aussi, des pères de familles. Mes trois garçons ont leurs familles à nourrir. Ils n’ont pas les moyens de me prendre en charge. Et si je suis toujours en vie, c’est grâce à l’aide de mes frères.
Si vous pouviez revenir en arrière, choisiriez de vous engager ?
Nous étions jeunes, pauvres, analphabètes. Et personne ne nous était d’aucun conseil. Une fois engagés, nous étions fiers de porter un uniforme et tout le monde nous respectait, y compris les représentants des autorités locales de l’époque.
Franchement, je ne me pose pas la question pour la simple raison que je n’avais pas le choix. Chaque jour qui passe, je remercie Dieu d’avoir épargné ma vie lors des combats auxquels j’ai participé et je pense à tous ceux que j’ai vu tomber, ou blessés à vie, sur le champ d’honneur.

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