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Blocage de la VoIP au Maroc: La souveraineté digitale nécessite un débat national

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Confusion, explication (tardive), indignation, pétition et puis silence. C’est en gros le scénario du blocage de la VoIP au Maroc. Après avoir procédé à la suspension des appels via des applications tels Tango, WhatsApp, Skype ou encore Viber, les trois opérateurs télécoms se sont installés, au même titre que le régulateur (ANRT), dans un silence qui n’était pas sans déplaire aux utilisateurs de ces technologies. Leur réponse, une fois publiée, a été loin de satisfaire la curiosité ni de calmer l’agacement des citoyens.  Le « manque à gagner » évoqué justifierait-il vraiment, à lui seul, une décision de cette ampleur ? Tour d’horizon  des motivations et des éventuelles conséquences du blocage de la VoIP au Maroc.

 

ALM : Globalement, quel regard portez-vous sur la décision du blocage de la  VoIP,  justifiée par «un manque à gagner» chez les opérateurs télécoms ?
 

Yassir Kazar  : De par mon parcours de hacktiviste et d’entrepreneur, je suis assez sceptique à l’égard de cette décision, de la manière avec laquelle elle a été prise mais aussi de l’efficacité quant aux résultats escomptés. D’un point de vue éthique, il est bien entendu inconcevable de priver les usagers du jour au lendemain d’outils de communication qui sont devenus incontournables dans leurs vies. Nous sommes dans une situation où les opérateurs, appuyés par le gouvernement par le biais de l’ANRT, privent les citoyens d’un service sans proposer d’alternatives viables (un service de vidéoconférence pour Monsieur tout-le-monde). A titre d’exemple, je suis moi-même le papa d’un nouveau- né. Etant loin de mes parents, je me trouve aujourd’hui réellement privé de la possibilité de partager des moments avec mes parents et donc les grands-parents de mon enfant. Je ne dois pas être la seule personne dans un cas de figure similaire. Une telle procédure viole les principes de la bonne gouvernance car elle exclut complètement les citoyens, voire la société civile alors qu’ils sont partie prenante.

Et d’un point de vue économique ?

Il est tout de même difficilement concevable que le manque à gagner produit par la VoIP proposée par des services comme FaceTime, Viber, WhatsApp, Skype, etc. puisse se transformer dans l’économie réelle, suite au blocage de ces services, et venir renflouer les caisses des opérateurs marocains.  Il faut bien comprendre que le métier des opérateurs s’est radicalement transformé. Alors qu’il y a encore quelques années un opérateur était un vendeur de services (connexions, boîte e-mail, hébergement, téléphonie, SMS, etc.), il devient petit à petit vendeur uniquement de l’accès à Internet. La vente de services devient, en effet, le cœur de métier de sociétés spécialisées dans le développement et la commercialisation de ce type de prestations. En gros et pour caricaturer, l’opérateur ne représente plus que les tuyaux par lesquels transitent les services vendus par d’autres entreprises, voire des individus. C’est un challenge auquel font face les opérateurs du monde entier. S’ajoute à cela le fait que cette décision reflète une méconnaissance totale du réseau Internet et de ses protocoles. Les méthodes de contournement existent déjà. Avec un VPN par exemple, il est parfaitement possible de contourner ces mesures.

Cela n’entrave-t-il pas la tendance de libéralisation des télécoms dans laquelle s’est inscrit le Maroc depuis quelques années déjà ?

Il est évident que le PJD est un parti politique «pro marché» qui ne cache pas ses affinités avec les idéologies néolibérales sur les aspects économiques. Dans tous les secteurs, il pousse à une libéralisation assez violente dont le citoyen paye le prix fort. S’agissant du secteur des télécoms je n’ai rien de factuel pour le moment me permettant d’expliquer cette prise de position qui semble être à l’encontre de la politique qu’ils déploient un peu partout. Cette prise de position ressemble plus à une mesure protectionniste sous couvert de néolibéralisme. Toutefois, si derrière cette décision il y a une réelle réflexion autour de la souveraineté des opérateurs marocains, alors cette réflexion doit être menée à un niveau plus large et devrait commencer par des investissements plus vitaux avant -de sanctionner l’utilisateur final. Il est bien entendu évident que la concurrence avec les entreprises internationales est déséquilibrée mais croire que cette mesure protectionniste est la solution, c’est ne pas avoir saisi l’ampleur de ce que Jeremy Rifkin appelle la troisième révolution industrielle et qui a changé radicalement la donne.

Si ce blocage est maintenu, quelles en seraient les conséquences ?  Doit-on se résigner à vivre sans recours aux services que permet la VoIP ?

Beaucoup de citoyens sont déjà très mécontents de cette décision et il est fort à parier que cette colère s’accentuera dans les jours qui viennent. Quoi qu’il en soit, les techniques de contournement vont se démocratiser. Et de toute façon, il ne faut pas oublier que la technologie a aujourd’hui une longueur d’avance qu’il est quasi impossible de rattraper par ce type de mesure (blocage).

Au final, peut-on justifier cela par «une motivation sécuritaire» ?  

Une telle motivation doit s’inscrire dans une vision globale et cohérente. Il y a un ensemble de questions auxquelles il faut d’abord répondre pour mesurer la pertinence de l’argument sécuritaire. Par exemple, quels sont les outils informatiques (Serveurs, Logiciels, Systèmes d’exploitations, etc.) utilisés aujourd’hui par les administrations, les institutions et les entreprises marocaines ? Où sont hébergées nos données? Comme vous pouvez vous en douter, la majorité de ces outils est la propriété d’entreprises américaines donc soumis au Patriot Act et une majorité de nos données est hébergée sur des serveurs à l’étranger. On peut aussi se poser la question du choix d’outils dont le code source est ouvert, un tel choix répond à un impératif de transparence et une capacité d’audit qu’il est difficile d’avoir sur des outils dont le code source est «fermé».  Comment peut-on prendre au sérieux l’argument sécuritaire alors que nos systèmes d’information sont entre les mains des entreprises internationales et par ricochet de législations internationales ?  Un autre volet de l’aspect sécuritaire est bien entendu l’écoute des échanges et la traçabilité des appels qui transitent par les services de VoIP par exemple. Sur ce point encore, le Maroc devra accepter d’avoir un débat national sur les tenants et les aboutissants d’un tel choix.

Quelle place occupe le citoyen dans cette question de souveraineté digitale?

Une partie des citoyen(ne)s marocain(e)s se sent concernée et est investie par la chose politique. Les dirigeants ne peuvent plus l’exclure des processus de prise de décision. Et c’est tant mieux car l’inclusion est une des priorités fondamentales de la bonne gouvernance. La question de la souveraineté digitale est une question vitale aujourd’hui pour tous les pays en général et en particulier pour les pays qui consomment/importent de la «technologie».

Se poser la question de la souveraineté suppose un vrai travail de fond qui couvre quatre briques fondamentales : 1- Hardware, 2-Software, 3-Data, 4-Humain. Ne pas mener cette réflexion de fond c’est accepter d’être numériquement colonisé tout en s’attardant sur des actions « cosmétiques».  Il faut donc une vraie vision de la souveraineté digitale qui détaille les enjeux, les objectifs, les choix technologiques, les alliances et les investissements autour des quatre briques citées plus haut. En l’absence d’une telle vision, toute prise de décision ne peut être que dangereuse ou au mieux inappropriée.

Bio-express

2005 : À l’âge de 23 ans, il participe à une première création d’entreprise en 2005 en parallèle à ses études.

2007 : Il décroche un Master 2 Miage en 2007 Mention Très bien à l’Université Paris V et rejoint la SSII CGI (Logica, Unilog) où il occupe le poste de Staff Manager en Business Intelligence. Il enseigne en parallèle jusqu’en 2012 l’informatique décisionnelle à des étudiants en Master 2 à Paris V.

2011 : Il rejoint le board du collectif Mamfakinch qui a remporté le Breaking Borders Award de Google, Thomson Reuters et Global Voices en 2012.

En 2013 : Il crée Defensive Lab, spécialisée en Sécurité des Systèmes d’Information, au sein de laquelle sera incubé le projet Yogosha.

En 2013 : Il participe au lancement de la branche marocaine de l’Open Knowledge Foundation.

En 2014 : Il participe au lancement de la branche marocaine du think tank OuiShare autour de l’économie collaborative.

Aujourd’hui : Il se consacre pleinement à la startup Yogosha. Plateforme de Bug Bounty.

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