Société

24 heures dans la vie d’un cireur

© D.R

Leur territoire de travail s’étend de la rue Socrate au boulevard Ghandi en passant par Yakoub Al Mansour, la rue Nassih Eddine et la route d’El Jadida. C’est leur QG. C’est là qu’ils trainent leurs petites boîtes de cirage.

  Une espèce de cube, rehaussé d’un pose pied, quelques brosses, une ou deux éponges, des boîtes de cirage de marque chinoise et un tissu en velours pour faire reluire les chaussures une fois le brossage fini. Ils sont trois frères et un cousin. Tous âgés entre 19 et 24 ans. Khalid, Hassan, Said et le cousin Driss.

Ils habitent ensemble sur une terrasse, pas loin de Beauséjour. «On paie 1.200 DH de loyer par mois, mais à quatre, on y arrive. Pour le reste, on cotise, on se fait des gamelles le soir, on va au hammam ensemble, on s’échange nos fringues et on tente de garder la tête en dehors de l’eau». Hassan, l’aîné de la fratrie, explique que l’argent mis de côté est expédié chaque fin de mois à la famille qui vit dans la région de Safi, pas loin de Sebt Gzoula. «Il faut bien les aider. Ils vivent dans la misère dans le douar.

On envoie ce qu’on peut et on dit hamdullah». Ce n’est pas là du tout une parole fataliste de la part de trois frères et un cousin orphelin, recueilli par sa tante, qui ont tous ramé dans la vie, mais qui trouvent que cirer des pompes est un métier comme un autre: «On a travaillé dans des usines. On a trimé des nuits entières dans le quartier industriel de Zenata, à notre arrivée du bled, mais c’était trop dur et pour une misère».

Alors, Hassan a décidé de tout plaquer, de ne plus dépenser l’argent dans les taxis blancs, la bouffe dans la rue et le risque de se faire attaquer la nuit par des malfrats aux aguets, pour se faire faire une boîte de cirage. «Premier jour, 200 DH. J’étais heureux. Je suis rentré le dire à mes frères et à mon cousin. On habitait alors à Bournazel.

La fin du mois, les trois autres ont laissé tomber le boulot à l’usine et on rejoint l’équipe», raconte le jeune homme, le sourire rivé aux lèvres.   Pour les frères, c’est chaque jour sa peine. Et sa veine. Des fois, 100 DH, d’autres, le double, des fois, même pas de quoi s’acheter deux pains ronds. Mais l’un dans l’autre, les quatre larrons survivent et ne semblent pas  faire grand cas de la malchance qui parfois les malmène. Car, dans ce type de boulot au pif, on peut avoir des jours suivis sans la moindre chaussure à reluire, Rien, oualou, que dalle.

D’un café à l’autre, Hassan et ses acolytes sillonnent le macadam des jours. Ils marchent, font des pauses, posent la petite boîte et s’assoient dessus pour se détendre un moment. Puis rebelote. Il faut avaler du goudron et de la poussière. Puis surtout aller vers les gens, leur demander «cirage svp ?»

Quand ça mord, il y a au moins trois DH à la clef. Quand c’est un coup foireux et un appel pour rien, il faut essuyer la colère du proprio du café qui vient de te rappeler à l’ordre : «Oui, c’est dur d’aller importuner les clients dans les cafés, mais c’est là où l’on peut trouver des clients.

Il y a des propriétaires qui comprennent et nous laissent faire, d’autres c’est carrément un coup de pied dans le derrière qu’ils ont envie de nous donner, mais c’est le métier, il faut bien baisser la tête, ravaler sa colère et même sa fierté et faire semblant que c’est normal», assène Driss, le regard trahi par une pointe de tristesse.

Pour les garçons de café, les cireurs sont une calamité : «ils dérangent les clients et ce n’est pas bon pour les affaires»,  souligne, Ahmad, serveur de son état depuis 25 ans. À la question, «mais ils sont dans le besoin, vous pouvez, vous qui en avez vu passer des cireurs, comprendre qu’ils doivent bien bosser et se faire des sous au lieu d’aller s’adonner à des besognes illicites?», le garçon expérimenté nous sort tout de go: «Mais dans ce métier, il n’y a pas de sentiments, mon frère, si je les laisse faire, ils peuvent prendre ma place un jour, c’est moi qui vous le dis». Sans commentaire.  

Alors, avec ce petit pécule en poche, les quatre mousquetaires de Socrate font contre mauvaise fortune bon cœur. Ils vont au foot tous les dimanches matin aux aurores. Histoire de décompresser. Ils font le marché de la semaine et attendant la sortie des clients et des passants, qui généralement investissent un peu tard les ruelles et les cafés les dimanches matin. «C’est la meilleure journée de la semaine. Il y a des chaussures à cirer.

On peut faire le chiffre de trois, quatre jours en une seule journée quand c’est un bon dimanche». Tant mieux réplique le cousin, qui lui nous assure qu’une fois, il a battu le record de la recette du jour: «500 DH en 14 heures de travail. J’ai bossé comme un malade, j’ai marché, j’ai ciré à m’arracher l’épaule et le poignet, mais ça en valait la peine». 

Sauf que des coups comme celui-ci sont rares. Mais ils motivent et donnent cette énergie pour sortir tous les jours en quête d’un autre jour de chance.

Mais tout ceci n’est rien. Les quatre cireurs disent tous que le plus dur est le regard des autres et le mépris qu’ils affichent en vous donnant leurs pompes à cirer : «je n’aime pas comment ils me toisent comme si j’étais un morpion.

Mais il faut faire avec. D’autres nous insultent. Certains nous parlent avec beaucoup de moquerie, mais chacun son lot sur cette terre.»

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