Société

Abdelhadi Kribel et Mohamed Sakhi : des victimes d’erreur judiciaire ou des boucs émissaires ?

© D.R

«Je n’aime pas me souvenir des jours durant lesquels j’étais détenu», raconte Abdelhadi Kribel sur un ton plein de tristesse à ALM.Pourquoi ne veut-il plus se souvenir de ces jours ?
«Ce sont des jours qui ont été soustraits injustement de notre vie. C’est dur de s’en souvenir», rétorque son ami, Mohamed Sakhi. Mais, contrairement à leurs paroles, ils semblent se souvenir de ces  jours, qui ont duré deux ans, minute par minute, comme si cela datait d’hier.
Nous sommes au douar Bouih, un bidonville bordé par l’autoroute reliant Casablanca à Rabat, dans la région d’Aïn Sebaâ. C’est là que demeurent ces deux jeunes hommes, Abdelilah Kribel et Mohamed Sakhi, âgés respectivement de quarante-trois ans et de trente-six ans. Bien qu’ils demeurent au même douar, ils n’étaient pas amis avant 2001. «C’est le calvaire que nous éprouvions, tous les deux, à la prison qui nous a permis de devenir amis», affirme Abdelhadi Kribel sur le même ton mélancolique. Abdelhadi, père de deux enfants, n’arrive pas encore à croire ce qui lui est arrivé ce dimanche 11 mars 2001. «C’était la première fois de ma vie que je me rendais compte que chacun de nous risque à n’importe quel moment de devenir un criminel sans commettre le moindre crime», ajoute Abdelhadi.

Descente à douar Bouih
Il était 22h en ce dimanche, quand il est venu se pointer devant la porte de la baraque de sa sœur. Il séjournait chez elle depuis 1984, l’année de son retour de sa région natale, Sidi Rahal, loin de cinquante et un kilomètres de la ville de Marrakech. Après avoir frappé deux coups à la porte, trois policiers en tenue civile se sont plantés derrière lui. Ils lui ont intimé l’ordre de rester calme, de ne pas résister, de ne pas réagir et de continuer à frapper à la porte. Sa sœur lui a ouvert. Les policiers l’ont poussé violemment à l’intérieur. «Je ne savais pas ce qu’ils me reprochaient. Ils ne m’avaient rien dit. Ils m’ont poussé au point de me renverser par terre!», s’exclame-t-il. Craignant d’être attaquée par des voyous, sa sœur s’est apprêtée à demander secours. Mais, un policier lui a fermé la bouche tout en la menaçant de la mettre en prison si elle ne se taisait pas. Elle a fini par garder le silence tout en fixant son frère, Abdelhadi, qui semblait être sous le choc. Il ne savait pas si ces personnes étaient vraiment des policiers ou juste des voyous qui se faisaient passer pour des policiers. Il est resté bouche bée. Les yeux hagards, Abdelhadi est menotté. Tout le monde était certain qu’ils étaient effectivement policiers. Ils ont commencé à fouiner dans les quatre coins de la baraque. S’agissait-il d’une perquisition? À ce propos, le code de la procédure pénale est clair, il interdit de procéder à la perquisition à domicile avant 6 h du matin et après 21 h. Les meubles, les vêtements qui étaient dans l’armoire, les ustensiles qui étaient à la cuisine, tout avait été chamboulé. «Je ne savais pas ce qu’ils cherchaient. J’ignorais même pourquoi j’étais menotté», précise Abdelhadi à ALM. Ils ont saisi une jaquette en daim. C’était la sienne. Il l’avait achetée de son propre argent. Mais, il ignorait pour quelle raison ils l’ont saisie, comme il ne connaisait pas la raison de son arrestation. C’était kafkaïen. Ils l’ont conduit au commissariat de police. Là, ils lui ont révélé «le secret» de son arrestation. Il était accusé d’avoir attaqué, avec la complicité de deux autres voyous, un ressortissant français, sa maîtresse marocaine et leur chauffeur qui conduisait une Renault Espace. Ils l’ont malmené et lui ont subtilisé de l’argent, des objets précieux et la voiture. L’agression a été commise juste sur l’autoroute, à hauteur de la Société marocaine du thé et du sucre. «Lors de la confrontation, le ressortissant français n’était pas certain que j’étais l’un des trois voyous qui les avaient agressés. Par contre, sa maîtresse m’a mis en cause», affirme-t-il. Abdelhadi Kribel a nié être l’un des trois agresseurs. Mais personne n’avait l’intention de l’écouter. «Je leur disais que je n’ai jamais vu ces gens. Mais en vain», précise-t-il. Quarante-huit heures plus tard, le mardi 13 mars 2001, Mohamed Sakhi a été arrêté. Vers 13 h, il venait de se tenir devant la porte de sa baraque quand quatre policiers l’ont immobilisé et l’ont menotté. Ils l’ont embarqué à bord d’une Mercedes. «J’étais choqué. Qui étaient-ils? Je ne le savais pas. Ils m’ont passé les menottes aux poignets, m’ont bandé les yeux et demandé de me taire», déclare Mohamed Sakhi sur un ton sec. Leur destination ? Le commissariat de police. Dans un bureau, il était entouré d’enquêteurs. Il ne voyait personne puisque ses yeux étaient toujours bandés. Ils l’ont informé être accusé d’avoir agressé trois personnes qui étaient à bord d’une voiture. Il a catégoriquement nié. «La maîtresse du ressortissant français a expliqué aux policiers que je ne suis pas leur agresseur», affirme-t-il. Et pourtant, ils l’ont gardé jusqu’à 23 h. Dix heures de détention arbitraire. Ils l’ont relâché, mais en gardant sa CIN. Pourquoi ?
«Je ne savais pas, mais j’ai dit enfin “Nhamdo Lilah“, puisqu’ils m’ont relâché». Ils lui ont demandé de retourner le lendemain pour la récupérer. Effectivement, il l’a récupérée, le lendemain, mercredi 14 mars, et il a rebroussé chemin. Seulement, le jeudi 15 mars 2001, vers 6h du matin, sa mère a ouvert la porte quand elle a entendu quelqu’un frapper. Ils étaient quatre policiers qui ont violemment poussé la porte. Ils sont entrés. «J’étais encore allongé sur mon lit quand ils m’ont arrêté. Ils m’ont frappé avant de me bander les yeux et me menotter», déclare- t-il à ALM. Mohamed Sakhi ne savait pas ce qui avait changé au juste pour qu’il soit arrêté tôt le matin. Pourquoi alors l’avaient-ils relâché au début? La réponse était un coup de théâtre : il y a un nouveau témoin. Lequel? Réda, qu’ALM a rencontré au douar Bouih, un jeune vagabond, drogué, qui inhale de la colle à dissolution et qui balafre toutes les parties de son corps à chaque fois qu’il est sous l’effet de comprimés psychotropes. «La police m’a informé que Réda m’avait vu, vers 8 h du matin, juste à hauteur de la société Sadvel, à bord de la Renault Espace volée. Je la conduisais en direction de la société marocaine du thé et de sucre», ajoute-t-il.

Réda, seul témoin
Deux jours plus tard, la police a mis la main sur Réda, le seul témoin à charge, pour avoir commis un vol qualifié. Il a été condamné à trois ans de prison ferme. «Les policiers m’ont torturé. Ils me demandaient d’avouer et de dénoncer mes complices. Je leur répondais que je n’avais rien commis. Ils m’empêchaient de dormir. Mais, je leur disais que je ne sais pas de quoi ils parlaient», explique Mohamed Sakhi. Le vendredi 16 mars, c’était la confrontation entre Abdelhadi Kribel et Mohamed Sakhi. «Mes yeux étaient bandés. Je ne savais pas à qui je parlais», affirme Mohamed Sakhi.
Tous les deux ont nié avoir une relation ou avoir agressé quelqu’un, encore moins avoir volé une voiture ou un autre objet. En plus, les trois victimes ont déclaré aux enquêteurs que leurs assaillants étaient barbus et de forte corpulence. Contrairement à Abdelhadi et Mohamed qui sont de taille moyenne. La police les a présentés séparément devant le Parquet général près la Cour d’appel de Casablanca avec de charges lourdes : constitution d’une association de malfaiteurs, enlèvement, séquestration, coups et blessures et vol qualifié. En entendant ces poursuites, ils n’en ont pas cru leurs oreilles. Ils risquaient des peines allant jusqu’à vingt ans de réclusion
criminelle. «Le représentant du ministère public ne m’a pas posé de questions. Il s’est contenté de me regarder avant d’ordonner aux policiers de m’emmener à la prison d’Oukacha».

Arrivée en prison
Tous deux jouissaient d’une bonne réputation dans leur douar et leur casier judiciaire était vierge. Et pourtant, ils sont en prison pour des accusations qu’ils rejetaient en bloc. Ils sont restés quelques jours à la prison sans se connaître ou s’adresser la parole. «C’est un voisin du quartier qui m’a présenté Abdelhadi, après quatre ou cinq jours», dit Mohamed Sakhi. Chacun croyait que l’autre l’avait mouillé gratuitement dans ce crime. Mais, ils étaient convaincus qu’ils étaient tous les deux innocents. «Nous avions entendu d’autres histoires pareilles. Mais, je n’ai pas pu supporter cette injustice. J’ai protesté en observant une grève de la faim de cinq jours, je réclamais justice à haute voix», affirme Abdelhadi Kribel. Quinze jours plus tard, l’affaire Abdelhadi Kribel et Mohamed Sakhi est entre les mains de la chambre criminelle près la Cour d’appel de Casablanca. Elle devait être examinée mercredi 21 mars 2001. Les deux «mis en cause» ont été conduits à la Cour d’appel. Leur affaire a été reportée à deux reprises. Quinze jours plus tard, mercredi 4 avril  2001. L’affaire ne sera pas reportée cette fois-ci. Elle sera débattue. «Nous avions un grand espoir que la décision de la Cour soit équitable», précise Abdelhadi. Les deux «mis en cause», qui se tenaient au box des accusés, ont clamé haut et fort leur innocence, mais seulement avec des mots. Ils ne disposaient pas de preuves concrètes. «Le pire est que nous étions surpris par les trois victimes qui nous accusent directement de leur agression… Le ressortissant français qui soupçonnait que j’étais l’un du trio qui les a agressés a affirmé être certain que j’étais son agresseur… Sa maîtresse qui a innocenté Mohamed Sakhi lors de l’enquête policière l’a accusé devant la Cour d’être l’un du trio de voyous.  Pourquoi ont-ils changé leur déclaration ? Je l’ignore jusqu’à aujourd’hui», a affirmé Abdelhadi Kribel. Aussitôt, le président de la Cour les a traités de menteurs et le représentant du ministère public qui a requis contre eux la peine
maximale les a qualifiés de brigands qui portent atteinte au tourisme national.«À ce moment, nous étions convaincus que la Cour n’avait d’autre choix que de nous juger coupable et de nous infliger une lourde peine d’emprisonnement», précise Mohamed Sakhi. Après les délibérations, le jugement est tombé comme un couperet : six ans de réclusion criminelle pour Mohamed Sakhi et Abdelhadi Kribel. À bord d’un fourgon, les deux jeunes hommes ont été conduits à la prison d’Oukacha.  Ils n’arrivaient pas à croire être condamnés à six ans de prison. «C’était injuste, très injuste. Quelle justice qui condamne  les innocents?», s’interroge Mohamed Sakhi. Les larmes aux yeux, ils gardaient le silence. Aucun n’a adressé la parole à l’autre.

N°41526 et N°41374
Tous les deux ont été mis à la cellule n°16 située au 4ème étage, pavillon 3. Depuis, Abdelhadi Kribel et Mohamed Sakhi n’étaient que des numéros d’écrou, respectivement, 41526 et 41374. «Je ressentais comme une explosion dans ma tête», s’exprime Abdelhadi Kribel. Le lendemain, Abdelhadi semblait avoir perdu les pédales. Il criait, sanglotait à haute voix et donnait des coups aux quatre murs de la cellule. Depuis, il ne dormait plus. Ses nuits sont devenues blanches. Au fil des jours, il a commencé à fumer du haschich et à picoler. «Je les achetais en prison. Tout y est disponible. Il faut juste de l’argent», avoue-t-il. Et il n’a pas cessé de protester contre sa détention arbitraire. Il réclamait à haute voix, jour et nuit, justice et procès équitable. «Pour me calmer, le médecin m’a donné une injection qui m’a rendu sans force, sans connaissance de ce qui se passait autour de moi. J’étais comme un robot durant tout un mois», affirme-t-il. Lorsqu’il a repris connaissance, Abdelhadi a demandé la poursuite de ses études en prison. D’ailleurs, il a quitté l’école à la huitième année d’enseignement fondamental. «J’avais l’intention d’oublier ce qui m’est arrivé en recourant aux études», ajoute Kribel.  Le 12 décembre 2001, la veille de la Nuit sacrée du Ramadan, les responsables de la prison ont séparé les deux détenus. Abdelhadi Kribel a été déplacé du pavillon 3 au pavillon 7, quartier des étudiants. Quant à Mohamed Sakhi, il y est resté jusqu’à avril 2002, le mois où il a été transféré à la prison agricole El Âder, à El Jadida. Il y a passé cinq mois et 20 jours. En septembre 2002, il a été reconduit à la prison Oukacha où il a rencontré de nouveau Abdelhadi Kribel. Celui-ci tentait d’oublier son calvaire en se concentrant sur ses études. Plus de dix-huit mois plus tard, un certain Mustapha Lakrimi a été arrêté à Nador. Il est membre de la Salafia Jihadiya. Lors de ses déclarations devant les enquêteurs, il a révélé que ses «frères», Youssef Fikri, Abdelmalek Bouizakarne et Youssef Âddad avaient agressé à Casablanca un ressortissant français, sa maîtresse et leur chauffeur et leur a dérobé une Renault Espace. La vérité a été dévoilée.  Ce ne sont pas Abdelhadi Kribel et Mohamed Sakhi qui avaient commis ce crime. «Nous avons appris, auprès de nos familles, que les vrais auteurs de l’agression ont été mis hors d’état de nuire et que notre innocence a été confirmée… Mais, nous ne pouvions pas les croire. Des mensonges ? Je ne savais pas. C’était dur de croire quoi que ce soit après tout ce que nous avions éprouvé… Et la réalité était que nous purgions injustement une peine de réclusion criminelle…», affirme Sakhi. Entre-temps, la Cour de cassation a jugé que la sentence rendue contre Mohamed et Abdelhadi était entachée d’irrégularités et qu’elle devait être réexaminée par une deuxième Cour de la même Chambre criminelle. «Ce nouveau jugement était un espoir pour nous deux…», explique Abdelhadi. À chaque fois que leurs familles leur rendaient visite, ils continuaient à apprendre des nouvelles de leur affaire. «Mon père et ma mère qui ont souffert durant les deux années de ma détention m’ont informé que la police avait saisi les papiers et les plaques minéralogiques de la Renault Espace chez Youssef Fikri et Lakrimi de la Salafia Jihadiya», précise Sakhi.

«J’ai rencontré Damir, de la Salafia Jihadiya, en prison»
Les deux jeunes sont effectivement innocents. Mais la police et la justice les ont jugés coupables sans le moindre doute. Pourquoi? «Je ne sais pas pourquoi, j’ai rencontré Mohamed Damir, de la Salafia Jihadiya, en prison. Il m’a expliqué que son “frère“,Youssef Fikri, lui avait confirmé avoir attaqué un automobiliste et ses compagnons, près de l’autoroute…», affirme Abdelhadi. Mohamed Sakhi et Abdelhadi Kribel sont convaincus d’être deux victimes de l’erreur judiciaire. Leurs avocats ont présenté des requêtes pour obtenir leur liberté provisoire. Mais la Cour les a rejetées. Pour quel motif ? Aucune explication ni justification du rejet de cette requête. Et les deux innocents ont continué à séjourner en prison. Lundi 27 janvier 2003, Youssef Fikri et ses complices ont comparu devant le juge d’instruction. L’après-midi du même jour, le directeur de la prison a reçu des instructions faisant état de demander aux deux innocents, Mohamed et Abdelhadi, de rédiger une requête pour demander la liberté provisoire. Ce sont des rebondissements dont ils se souviennent en détail. La Chambre correctionnelle près la Cour d’appel de Casablanca a examiné, le lendemain 28 janvier 2003, leur requête et a décidé de les faire bénéficier de la liberté provisoire. Ils étaient tous les deux pleins de joie. Leurs yeux étaient en larmes. Leurs familles ont poussé un soupir de soulagement. C’était un moment inoubliable pour eux. Vers minuit, le mercredi 29 janvier 2003, la prison Oukacha a ouvert ses portes pour que Mohamed Sakhi et Abdelhadi Kribel sortent à pas lents, pour retrouver la liberté que la justice leur a extorquée durant deux ans. Mais, jusqu’à ce jour, le dossier n’est pas encore clos. Puisque les deux innocents, victimes de l’erreur judiciaire, demandent des indemnisations.

 Enquête réalisée par :
  Abderrafii Al Oumliki et Mohamed Aswab

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