Société

Bonnes feuilles : L’élite politique mise à l’écart dès l’indépendance (fin)

© D.R

Samedi 15 juin 1963, très tôt le matin. Mehdi Ben Barka avait fait ses bagages et ses adieux à son épouse et ses enfants. Il quitta son domicile du boulevard Témara à Rabat et se dirigea vers l’autre rive du fleuve Bouregreg où l’attendait Abderrahim Bouabid, chez lui, dans le quartier Bettana à Salé.
Les deux hommes se sont retrouvés autour d’un café. Mais ce tête-à-tête n’a pas duré longtemps car l’heure du décollage de l’avion vers Paris s’approchait. Que se sont-ils dit ?
Il est évident que l’instant était émouvant car Si Abderrahim savait pertinemment que les développements de la situation au Maroc obligeaient Si Mehdi à quitter encore une fois le pays. Et Si Abderrahim souffrait plus que quiconque de l’absence de son compagnon de lutte. Les relations entre les deux hommes remontaient à plus de vingt ans. Une période d’amitié totale.
Dans un entretien accordé au magazine "Al Watan Al Arabi", voici ce que dira Abderrahim Bouabid de Mehdi Ben Barka : "Nous nous réunissions à Fès chaque semaine, et dans la capitale spirituelle où j’ai rencontré Mehdi pour la première fois. Il était étudiant à la Faculté des sciences d’Alger et se rendait à Fès, en train, spécialement pour assister aux réunions de la cellule nationaliste. Il avait une intense activité politique, et je témoigne que Mehdi Ben Barka était extrêmement intelligent et toujours brillant. Il a débuté dans l’action nationaliste alors qu’il n’avait que 15 ans. Il travaillait particulièrement à Rabat, mais par la suite il s’est consacré entièrement à la direction du parti, c’est-à-dire à l’action politique. Et à cet effet, le parti lui versait un modeste salaire en guise de dédommagement, après avoir quitté son poste d’enseignant de mathématiques.
Mehdi et moi parlions (en prison) une langue spéciale que seuls ceux qui la pratiquaient, pouvaient décoder… Mehdi était un détenu, comme nous, mais il bénéficiait d’une certaine liberté de mouvement au sein de la prison qui lui permettait de glaner quelques informations.
En fait, le directeur de la prison avait besoin d’un professeur particulier en mathématiques pour sa fille qui préparait les examens du baccalauréat. Et c’est ainsi que Mehdi se rendait au domicile du directeur et en profitait pour établir des contacts avec des compagnons et obtenir quelques informations". Les deux hommes, assis en tête-à-tête autour d’une tasse de café, se remémoraient ces intenses souvenirs.
Dans le Maroc de la dépendance et du protectorat, Mehdi Ben Barka avait l’opportunité de circuler librement dans la prison. En revanche, dans le Maroc de l’indépendance et de la liberté, Mehdi ne possédait aucune marge de manœuvre car c’était un homme menacé dans son propre pays.
Mehdi Ben Barka allait donc s’envoler vers Paris. Une première étape d’un long périple qui le conduira à plusieurs capitales arabes, où il avait rendez-vous avec des leaders qui projetaient de créer une entité arabe unifiée.
Se consacrer aux affaires du Machrek arabe signifiait également que les chances, de faire évoluer le Maroc vers plus de militantisme démocratique diminuaient sensiblement.
Dix jours auparavant, le gouvernement avait annoncé un remaniement ministériel. Ahmed Réda Guedira avait quitté le ministère de l’Intérieur, conservant toutefois la direction générale du Cabinet royale et le fauteuil de ministre de l’Agriculture. Et c’est Ahmed Hamiani qui succéda à Ahmed Réda Guedira à la tête du ministère de l’Intérieur. Quelques jours avant le départ de Mehdi Ben Barka à l’étranger, le nouveau ministre de l’Intérieur a pris contact avec les deux dirigeants de l’Ittihad (Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid) au sujet d’une éventuelle participation au gouvernement.
Evidemment, les efforts d’Ahmed Hamiani n’ont pas abouti. Sur les colonnes du journal "Attahrir", le parti a considéré que les "changements de façade" ne sont qu’une continuité de l’expérience dont a énormément souffert le Maroc pendant trois ans.
Dans son numéro du 7 juin 1963, le journal "Attahrir" a indiqué que ce changement ne profitait finalement qu’au "Front", c’est-à-dire au parti du ministère de l’Intérieur connu sous le nom de "Front pour la défense des institutions constitutionnelles" (FDIC). Ce parti pouvait faire main basse sur la totalité des assemblées communales, afin de préparer et de fabriquer les élections locales en fonction des désirs de l’autocratie.
En d’autres termes, il n’y avait pas d’espoir pour un militantisme démocratique au Maroc de juin 1963, et qui s’apprêtait à entamer une saison estivale chaude et brûlante.
D’où le départ de Mehdi Ben Barka loin de la mère-patrie.
Devant la porte d’entrée de son domicile, Si Abderrahim a chaleureusement salué son hôte, Mehdi Ben Barka, tout en espérant que l’absence ne durera pas longtemps.
A l’aéroport, le décollage de l’avion de Mehdi Ben Barka a été retardé d’une demi-heure, pour des raisons inconnues. Parmi les passagers de ce vol du 15 juin 1963, il y avait la Princesse Lalla Malika, l’épouse de Mohamed Cherkaoui, l’ambassadeur du Maroc à Paris. Il y avait également un des anciens amis de Mehdi Ben Barka, Ahmed El Yazidi, ancien ministre de la Défense et à l’époque président du Conseil d’administration de la BNDE, ainsi que le colonel Oufkir, directeur de la Sûreté nationale qui se dirigeait vers Paris pour préparer la visite royale en France qui a effectivement eu lieu au cours de la dernière semaine du mois de juin 1963.
Enfin, l’avion a décollé.
A travers le hublot, Mehdi Ben Barka contemplait les paysages de Rabat-Salé, sans savoir qu’il faisait en fait son adieu à sa ville natale et au pays tout entier. Et c’est ainsi que Mehdi Ben Barka a quitté le pays, de manière tout à fait normale, et pas du tout secrète comme le prétend El Boukhari.

Traduction :
Abdelmohsin El Hassouni

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