Société

France : Les démons de l’islamisme (28)

© D.R

Il faut sauver le soldat Boubakeur
Genève, 27 juin 2003

Les rives du Lac Léman offrent un havre de paix protégé des fracas du monde. Le 27 juin 2003, Dalil Boubakeur choisit ce cadre bucolique pour se reposer, à l’occasion d’un colloque en Suisse. À soixante-deux ans, il ressent plus que jamais de la lassitude. Recteur de la Mosquée de Paris depuis 1992, il préside le Conseil français du culte musulman depuis près de deux mois. L’homme est au coeur des conflits de pouvoir entre associations islamiques. C’est sur lui que repose l’équilibre instable du Conseil. Mais la lutte l’éreinte, le fondamentalisme l’angoisse et la maladie le fatigue. Écrasé par le poids des responsabilités, épouvanté par les projets de guerre sainte menés depuis l’étranger contre la France, il veut jeter l’éponge.
En fin de matinée, Boubakeur fait publier un communiqué annonçant son retrait. Il a décidé de « suspendre sa participation au Conseil français du culte musulman en tant que président en raison de son état de santé». Destinataire de l’annonce, l’agence de presse AFP publie aussitôt une dépêche. L’information fait bondir Nicolas Sarkozy. Si l’on retire la clé de voûte de son architecture, c’en est fini de ce Conseil auquel il tient tant. Alors le ministre déclenche une sorte de plan Orsec. Il convoque le conseiller juridique de la Mosquée, Chems-Eddine Hafiz. Dans son bureau, Sarkozy tape du poing sur la table basse.
À la sortie, sur le perron, Hafiz ironise avec les journalistes : « Vous n’aurez qu’à titrer « Fausse alerte au CFCM ». Le recteur est en excellente forme. Il passe à l’émission de Thierry Ardisson demain. » Mais alors ? Selon le dauphin de Boubakeur, une petite main aurait commis l’erreur d’envoyer le premier communiqué. Pas un observateur ne croit à cette explication vaseuse. Car Dalil Boubakeur est coutumier de fait. La petite histoire des négociations autour du fameux Conseil musulman en témoigne. En décembre 2002, l’accord de Nainville-les-Roches avait prévu l’élection de ses membres. Mais le recteur était nommé à sa présidence quel que soit le résultat du scrutin. Le vote, le 13 avril 2003, n’est guère reluisant pour la Mosquée de Paris, qui recueille moins de bulletins que la Fédération nationale des musulmans de France et l’Union des organisations islamiques de France. Alors la figure la plus connue de l’islam de France décide de renoncer. Sauf à voir son oeuvre mourir à sa naissance, Sarkozy ne peut laisser pareil gâchis se produire. Il retient-déjà-le recteur par la manche. Le 15 juin, l’élection des Conseils régionaux du culte musulman consacre la défaite humiliante de la Mosquée de Paris. « Une débandade », de l’aveu du recteur.
Démissionner, voilà ce qui lui reste à faire, se dit-il à nouveau. Quelques minutes avant de passer à l’acte, il en avertit Nicolas Sarkozy. Qui ne l’entend pas de cette oreille et, une fois encore, le lui fait savoir. Le ministre joue sur une corde sensible. Avec sa puissance de conviction, il invoque le risque de l’amalgame entre Islam et intégrisme. « Dalil est un homme très délicat et il a le sens de l’avenir; quand il songe à sa responsabilité, il revient », remarque un conseiller du cabinet. Investi de la mission de porter la voix des modérés, Boubakeur se ravise. Mais pour combien de temps ? Et après lui, que se passera-t-il ? Le recteur est un mystère. Né à Skikda (Algérie) Dalil Boubakeur est le fils de Si Hamza, recteur historique de la Mosquée. Il descendrait du premier calife de l’Islam, comme l’indique sa fiche du … Who’s Who.
Après des études au lycée Bugeaud à Alger et au prestigieux lycée Luis-le-Grand à Paris, il obtient un diplôme des arts et des lettres de l’Université d’al-Azhar en Égypte et un doctorat en médecine. Élu au Conseil de l’Ordre des médecins de Paris en 1977, il marche sur les traces de son père en prenant la présidence de la Société des habous et des lieux saints de l’Islam en 1985. Ce cursus très institutionnel ne dévoile pas le fond de son âme. Boubakeur concède sa complexité intérieure dans un livre « Non ! L’Islam n’est pas une politique » (Desclée de Brouwer) : « J’ai en fait trois sources d’identité : la culture française m’a appris à voir de façon rationnelle, la culture algéroise m’a donné le goût de l’esthétique, de la finesse, du raffinement dans les vêtements (…).
Enfin la culture arabe du Sahara m’a apporté la fermeté paternelle, la rudesse de la langue arabe, des espaces désertiques, du climat, des insectes, de la pierre et des zaouïas (confréries soufies.) « Doté d’un esprit subtil et érudit, capable de citer aussi bien Voltaire qu’Averoès, Boubakeur a les facultés intellectuelles de l’emploi. Il a la nostalgie de l’Islam de son enfance, « à l’ombre des belles maisons d’Alger, où l’on apprenait Dieu, le Coran ». Les fidèles des cités HLM lui sont peu étrangers. Ainsi, un jour, suscité-t-il beaucoup d’animosité en clamant que « l’Islam des banlieues, c’est l’Islam des excités ». Les Cassandres lui cassent beaucoup de sucre sur le dos. Le 11 février 2004, devant les photographes, il fait la paix avec Brigitte Bardot, en lui indiquant que le Coran n’interdit pas l’étourdissement des moutons avant leur sacrifice.
La scène fait sourire. « La Mosquée de Paris est devenue une petite mosquée avec à sa tête un médecin généraliste ne sachant même pas lire la prière , « regrette Soheib Bencheikh, que Boubakeur avait nommé mufti de Marseille. Dès septembre 1997, la section « étrangers des RG » écrit que « de nombreux responsables musulmans reprochent à Dalil Boubakeur son attachement aux autorités algériennes, son manque de culture théologique et sa personnalité trop veule ». Un autre rapport évoque le «grand désespoir des fidèles », visiblement « agacés par l’attitude frileuse des principaux responsables de l’organisation ». Au premier chef, le recteur, accusé de « compromissions successives avec les autorités politiques ». Les mauvaises langues parlent même de versatilité. Toujours à guerroyer contre les intégristes de tout poil, le verbe à la bouche, le recteur a parfois tendance à s’accommoder de la réalité. Au gré de l’actualité, il embrasse ses ennemis d’hier, ou diffame ses alliés de la veille. Un jour, il se lie avec les missi dominici des Frères musulmans en France. Un an plus tard, il les dénonce comme un péril pour la démocratie. Avec l’UOIF et le Tabligh, il souffle le chaud et le froid. Difficile, il est vrai, dans sa position de s’en sortir sans faire le grand écart. En outre, nombre de fidèles des lieux de culte affiliés à la mosquée de Paris mettent à son débit un manque d’énergie.
Dans le Nord de la France, les harkis lui reprochent ses trop rares visites. Un jour, il se rend dans une mosquée de Belfort sans avertir le président de l’association gérant le lieu de culte. À Marseille, le grand mufti Soheib Bencheikh, qu’il a nommé, ne fait pas de merveilles.
Cet échec nuit à l’image du recteur parisien. Dans l’Ouest, l’influence de la Mosquée de Paris est à peu près égale à zéro.
En mars 2000, un rapport du ministère de l’Intérieur relate cet essoufflement : « Cette érosion permanente de l’influence de la Grande Mosquée de Paris se double également d’un vieillissement des responsables associatifs continuant à soutenir la politique de M. Boubakeur à la tête de l’institution. De nombreux jeunes Algériens, lassés par le conservatisme de leurs aînés, préfèrent militer au sein d’organisations à leurs yeux moins archaïques et développant des concepts religieux plus modernes, ou épousant des thèses en faveur d’un islam plus rigide (1). » Berf, la Mosquée fait peu à peu le vide autour d’elle. L’on se demande alors pourquoi le pouvoir politique s’entête à sauver le soldat Boubakeur. La réponse tient en deux parties. Primo : aucun successeur ne semble pour l’instant à la hauteur de la tâche. Secundo : le visage du recteur est aujourd’hui très connu et, à ce titre, personne n’incarne mieux que lui l’Islam de la France. Et comme il l’écrivit lui-même un jour dans un courrier au ministère de l’Intérieur, « que les détracteurs, ceux que gênent l’aura de la Mosquée de Paris » se répandent « en calomnies et insinuations malveillantes, c’est logique, c’est méprisable (2) ». Et d’ailleurs, « leurs chicayas ont fait naguère les choux gras des bureaux arabes, ce que n’est plus aujourd’hui l’administration française ». Mais de l’issue de cette guérilla larvée entre Boubakeur et ses « alliés » dépend en partie le sort de la société française. On a connu scénarios plus rassurants.

1 « Éléments sur la représentativité culturelle de la Grande Mosquée de Paris », DCRG, mars 2000.
2 Courrier de Dalil Boubakeur à Didier Motchane, 1er octobre 1998.

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