Société

France : Les démons de l’islamisme (45)

© D.R

Le drapeau français flotte sur le minaret
Évry, 4 août 1996

La France, au fil des ans, est donc devenue un enjeu de pouvoir pour les militants musulmans qui règlent leurs comptes entre deux tentatives de prosélytisme. Guerre des clans, luttes d’influence et combines en tout genre viennent ainsi troubler les appels cristallins du muezzin. La ville nouvelle d’Évry est l’un des hauts lieux de cette guerre picrocholine. Le 4 août 1996, une trentaine de personnes investissent le centre culturel islamique de la localité. En majorité harkis, ces fidèles, médailles militaires sur la poitrine, lancent un putsh contre le directeur de cette mosquée de la région parisienne, Khalil Merroun. Un aumônier musulman de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, Nizar Laredj, emmène une délégation décidée. Sous un soleil de plomb, la curieuse soldatesque plante le drapeau bleu blanc rouge en haut du minaret. Voilà la mosquée, dont la majestueuse coupole de verre répond aux briques rouges de la cathédraqale, parée des couleurs de la République.
Pourquoi une telle révolte ? Président d’un collectif qui dénonce la «gestion calamiteuse» de la mosquée, Nizar Laredj affirme combattre une dérive affairiste et islamiste. L’aumônier s’interroge sur l’usage d’une enveloppe de 60 millions de francs accordée par de généreux mécènes, l’omniprésente Ligue islamique mondiale et la Fondation Hassan II. Commencés en 1985, des travaux ne sont toujours pas terminés en 1996. Propriétaire de l’édifice depuis 1987, la Ligue a dépensé sans compter pour cette nouvelle mosquée censée devenir l’une des plus importantes d’Europe et faire de l’ombre à la Mosquée de Paris. Cette influence organisation entend ainsi favoriser la propagation du wahhabisme, doctrine officielle des Saoudiens. De son côté, Hassan II a dépêché sur place ses meilleurs artisans pour superviser l’élégante décoration de stucs et faïences. Selon les rebelles, Merroun aurait englouti une partie de ces subventions. Ce qu’il conteste.
Le 4 août 1996, le maître des lieux n’est pas là pour répondre à ces accusations. La veille, il a pris l’avion pour le Maroc afin d’y passer des vacances chez sa mère. Il a eu à peine le temps d’ouvrir ses valises qu’il lui faut les refermer. Il prend précipitamment un vol de retour et organise la résistance. Les gros bras des deux clans sont en confli ouvert. Le premier dimanche de septembre, une vingtaine de jeunes, armés de manches de pioche, battes de base-ball et de deux pittulls, viennent donner la correction au «clan Laredj», qui a placé des vigiles dans la mosquée. Merroun considère que ces vigiles ne sont que «des non-musulmans lisant des revues porno accompagnés de taupes des services algériens».
Bilan de la bagarre : six blessés, dont un sérieux. Mais le «clan Laredj» tient bon. Le siège se poursuit. Le troisième dimanche de septembre, le «clan Merroun» repart à l’assaut. L’intéressé raconte: «J’ai mis un survêtement et suis revenu avec une équipe de quinze personnes.» L’un des meneurs donne l’ordre de taper uniquement la tête et le ventre. Une approche humaniste! Le passeport algérien du gardien de la mosquée est brûlé ostensiblement. Nizar Laredj dit avoir été menacé avec un pistolet 9mm. Il donne l’ordre de repli. Les troupes venues soutenir le directeur de la mosquée ont gagné.
En fait, l’enjeu de ce rocambolesque coup de force dépasse la simple gestion de la mosquée. En toile de fond se joue le contrôle des affaires islamiques franco-françaises. Un échiquier où tous les coups sont permis. L’aumônier Laredj s’affiche aux côtés de Khadija Khali, la veuve d’un officier français, qui préside l’Union des femmes musulmanes en France. Proche de Bernadette Chirac, celle-ci participe à ce qui est à l’époque le Haut Conseil des musulmans de France, dont le responsable a déclaré la guerre aux mosquées de Paris, Lyon et Évry en termes peu amènes : «Les recteurs autoproclamés vont devoir rendre des comptes. Il y a de la félonie morale à réitérer, devant les caméras, l’allégeance civique et républicaine, quand, par derrière, on alimente une pratique mafieuse (…). L’escroquerie ne passera pas dans les mosquées 1.»
Huit ans après ces événements, Khalil Merroun, barbe finement taillé, allure débonnaire, est confortablement assis derrière son bureau. Français d’origine marocaine, technicien de la Snecma en préretraite, il commente ces épisodes d’un air bravache. Depuis, il a fait son chemin. Étant membre du bureau du Conseil français du culte musulman, il est devenu l’un des personnages incontournables du «clergé» musulman. Cela dit, la bataille n’a jamais pris fin sur le plan judiciaire. Après l’affrontement physique, les opposants ont déposé une plainte pour occupation illégale de la mosquée. Ils en déposent une autre pour un supposé détournement de fonds de 4 millions de francs. Les clans s’observent en chiens de faïence dans les salles d’audience. Finalement, la plainte pénale pour détournement de fonds se termine en non-lieu. Avocate du collectif anti-Merroun, Françoise Baconnet s’offusque : «Un enterrement de première classe. La gestion de la mosquée était véritablement critiquable.» La justice aurait-elle mis en sourdine le dossier pour des motifs diplomatiques?
La bataille de la mosquée d’Évry illustre un autre enjeu, la lutte d’influence impitoyable entre le Maroc et l’Arabie saoudite. Les deux pays ont financé le lieu de culte et veulent en tirer les bénéfices. C’est d’autant plus important que la mosquée d’Évry est l’un des trois organismes musulmans habilités à agréer les sacrificateurs, qui pratiquent l’égorgement rituel. Le marché de la viande halal signifie d’importantes rentrées d’argent. En mai 1998, les dirigeants de la Ligue islamique mondiale et Nizar Laredj se donnent des rendez-vous discrets dans un hôtel parisien pour échafauder un plan afin de «faire tomber» Merroun. Ce dernier est pourtant un ancien vice-président du bureau parisien de la Ligue. Mais l’opération échouera. Le recteur de la mosquée d’Évry et ses lieutenants multiplient les voyages au Maroc pour trouver de nouveaux financements. Sans rire, Merroun affirme qu’il est un «homme libre, non dépendant des pays étrangers». Las! Le contentieux sur la propriété de la mosquée est toujours en cours.
La Ligue islamique mondiale continue à acquitter les taxes foncières de la mosquée, qui s’élèvent tout de même à environ 75.000 euros par an. À ce titre, la Ligue revendique la gestion du lieu de culte. En janvier 2002, elle dénonce la participation de Merroun aux discussions officielles sur l’organisation de l’Islam : «Nous nous opposons catégoriquement à ce choix, car nous considérons qu’il revient à la LIM et à elle seule de désigner son représentant, car elle est l’unique propriétaire des locaux», écrit alors son directeur, le docteur Abdulaziz Sahran. Le ministère de l’Intérieur repousse la suggestion. Cependant, la Ligue ne s’avoue pas vaincue. Son avocat, Salah Djemaï, plaide : «Nous ne voulons pas maintenir les actuels gestionnaires, dont la réputation est très mauvaise. Ce qui se passe dans le centre d’Évry n’est pas conforme à l’éthique de l’Islam.» L’ONG déplore l’existence d’activités commerciales dans la mosquée et a engagé une procédure d’expulsion devant le tribunal d’Évry. La démarche risque d’indisposer les autorités marocaines, mais elle satisfait les pourvoyeurs de fonds saoudiens mécontents. L’avocat de la Ligue dément ce décryptage : «Il n’y a rien de politique dans tout ça. C’est juste un propriétaire qui veut reprendre possession de son bien.» En face, le clan Merroun fait bloc L’intéressé résume toute l’estime qu’il porte à ses anciens mécènes saoudiens : «Un Bédouin reste un Bédouin, même en cravate.» Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites!

1- Revue Islam, organe du Haut Conseil des musulmans de France.

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