Société

Mendicité, Droits de l’Homme et dignité humaine au Maroc

© D.R

Avec l’An V du 21ème  siècle, nous avons appris que toute la population de Larache ou d’Agadir ou d’Oujda, pouvait sortir mendier dans les rues du Royaume, tendant un demi-million de mains, sans qu’on s’en alarme outre mesure! Main tendue par 500 000 âmes, soit bien plus que le total des Marocains et Marocaines qui vivent à Khouribga ou à Al Hoceima ou à Essaouira.
Elle est donc perdue à jamais, l’image nostalgique du mendiant non-voyant, solitaire et si rare dans nos ruelles, qui rythmait avec sa canne ses plaintes chantées, comme psalmodiées. Les mains tendues au Maroc du nouveau millénaire (500 000 « tellabas » tendraient un million de mains!) sont les mains de Marocains et Marocaines, trop souvent bien valides, de tous les âges, arborant tous les costumes (costume/cravate compris), des garçons, des filles, des allures de sportifs, de maçons, de retraités comme d’intellos…Allure de mère de famille, comme de jeune fille, les yeux pétillants de printemps à venir ou même déjà annoncés ( voyage dans la misère : les petites mendiantes de New Delhi soignent amoureusement leur maquillage, veillent à l’harmonie entre leurs boucles d’oreilles, leur «Khoulkhal» et leur brillant incrusté aux narines, le tout de qualité factice…Mais qu’importe la démesure! L’Inde…c’est l’Inde, n’est-ce pas?!)…
Dans nos contrées, bien moins peuplées que l’Inde et de civilisation bien moins sophistiquée,on n’entend plus des plaintes chantées ou des prières conventionnelles léguées par un savoir-faire ancestral de formules rimées empruntant à la foi, à la bénédiction de saints ou aux quatrains d’un quelconque Majdoub. Pays jeune, nous devions moderniser notre mendicité, comme tout le reste : nos petits et petites mendient parfois «à la carte». Plainte écrite et plastifiée qui parle d’elle-même, sans besoin de chant ou d’explication de texte ou de mode d’emploi : un récit de vie, parfois poignant, un argumentaire digne d’un prétoire, un CV, parfois génialement résumé…A quand une légère PAO portative, avec imprimante, permettant au «Meskine» de tirer devant «Al Mouhssinine» des copies personnalisées, dans la langue souhaitée, après correction automatique des fautes et mise en page soignée..?! Rêvons au mendiant marocain de demain : il sera, assurément, productif dans la société de l’information et grand usager des nouvelles technologies de l’information!
C’est une profession. Dans 75% des cas, sondés à Rabat-Salé-Skhirat-Témara,  on mendie tout au long de l’année, avec un gain quotidien (net d’impôts) de 50 à 100 dirhams et même de 200 dhs pour les plus futés, les grands professionnels . C’est une économie qui a ses chiffres, ses codes, ses tenues de travail recommandées, ses instruments de travail, une catégorisation de la main-d’oeuvre, des lieux et chantiers de travail, une distribution de travail, des propriétaires et des concessions, des types de contrat de louage de matériels, de services, de ressources humaines…
Le territoire national, dans nos grandes villes surtout, cache une «carte de la mendicité» (plus étendue que notre «carte scolaire» ou notre «carte sanitaire»?). Il y a des zones et des concessions qui appartiennent à des propriétaires à qui on paie un droit d’exploitation ou d’occupation de territoires, une dîme journalière ou hebdomadaire, et même un «pas de porte» («Assaroute »)..!
Au hit-parade des territoires de la chasse à l’obole : les mosquées, puis les rues, puis les souks et les supermarchés. Des clairières fort rentables à certaines heures : les gares, les boulangeries, les pharmacies, certains grands ronds-points à Rabat et à Casablanca…A Rabat, ne mendie pas qui veut, qui peut, à la gare Rabat Ville ou devant le Mac Do de l’Agdal…
Des scènes dignes de la guerre des gangs de New York de Scorcese s’y passent, sans que les passants s’en rendent comptent toujours. Quant au vieux procédé du porte-à-porte dans les chics quartiers, il s’effectue en groupes pour lesquels les dates de mariage et de funérailles dans les villas cossues relèvent de l’information stratégique confidentielle qui se monnaye et se chuchote entre proches, entre compagnons de misère, entre alliés et concessionnaires ou «sociétaires»…

Triste et dangereuse relève
La tenue du travail? Elle peut être la tenue blanche de la veuve, linceul que la fausse endeuillée gardera bien plus longtemps que les quelque 18 semaines requises. Mais le «bleu de travail» peut être aussi le faux pansement, arboré au seuil des hôpitaux et pharmacies, ou même la tenue de ville bien propre et bien habituelle chez un petit fonctionnaire victime, prétendra-t-il, d’un vol de portefeuille au moment où il se présentait au guichet de la gare afin de quitter la capitale et ses tracasseries administratives pour retourner chez lui…Le foulard wahhabite, ou «hijab», ne pouvait être ignoré par le génie local de nos mendiantes, il se systématise, tant il dégage de la «rectitude», de l’«honnêteté», de la «sincérité» et, bien sûr, de…la piété, sirène infaillible pour attirer la pitié et les sentiments charitables, mêlés d’un sentiment de culpabilité, voire de crainte, crainte de l’impressionné et du soumis à Dieu et aux coups du destin qui ne choisit pas ses victimes! 
Les instruments? Il y a bien sûr les béquilles ou la chaise roulante qu’on peut louer, les certificats médicaux et radiographies, mais il y a aussi les enfants et les bébés qu’on peut louer (10 Dhs la journée en 2004), qu’on peut kidnapper, qu’on peut droguer au cirage ou au «silicioune», ce qui leur garantit une mine de grand malade, de malnutri, d’enfant amorphe plus proche de la mort que de la vie, suspendue en l’occurrence, au geste des âmes charitables…C’est une véritable population laborieuse et industrieuse, pour laquelle ne sont pas étrangers les concepts tels que : organisation, réseautage, location, redéploiement, reconversion, étude de marché, catégorisation de personnels et de métiers, désignation de tâches, stratégies de recrutement, d’investissement en des lieux de production, en des moyens de production, en des ressources humaines… Dont les enfants, que guette «évidemment le risque de prendre goût à cette «profession» et de reproduire le même scénario, d’autant plus que dans la majorité des cas, une relation existe entre les enfants et leurs accompagnateurs» , c’est-à-dire leurs exploiteurs, sinistres personnages, identiques, en tout, à ceux du Dickens de l’Angleterre d’il y a 150 ans!
La relève est donc en marche : les centaines de milliers recensés en 2004, comme population active dans le secteur de la «sadaqa», pourraient-ils devenir des millions à terme, si l’activité progresse sans fléchir au rythme actuel?
Bien sûr, les chiffres de la pauvreté et de la précarité sur lesquels travaillent, à l’aune de la solidarité et de la compassion, l’État, ses partenaires internationaux et étrangers, ainsi que certaines de nos 38 500 ONG et associations recensées en 2005, sont incontournables, comme données objectives, pour expliquer cette prolifique activité sillonnant et occupant nos rues et avenues. Mais quelle que soit la lecture froide et «raisonnée» qu’on fasse de ce véritable phénomène de société, il reste que mendier, par besoin ou non, est un moment d’indignité, vécu comme une humiliation et qui témoigne, in fine, d’un état médiéval de tous les droits de la personne humaine (droits économiques, droits sociaux, droits culturels, droit à une vie décente, droit à la dignité, droit à l’intégrité physique et morale, droit à la santé, droit à l’information, droit à la connaissance, droit au bien-être…).
Les conquêtes en matière de droits de l’homme ne sont pas uniquement celles qu’on peut exposer et donner à voir, chaque 10 décembre, comme des œuvres d’art dans leurs musées que sont les textes constitutionnels et législatifs, les lois, les procédures judiciaires et les différents codes régissant les rapports entre les sexes, entre les communautés, entre l’État et le citoyen…Ces illustres et précieux acquis n’auront aucune valeur pérenne et convaincante pour le visiteur de leurs musées et édifices juridiques protecteurs si, à l’entrée, c’est-à-dire dans la rue et la vie de tous les jours, il est assailli, de toutes parts, par une telle indignité de la personne humaine, organisée en hordes, comme une marée périlleuse pour de tels illustres acquis! La mendicité, avec une telle envergure, a la force de ronger, comme une érosion lentement corrosive, les droits politiques et civils, comme tout code d’équité ou de justice. La mendicité, à l’instar de la corruption (qui en est d’ailleurs la forme formelle ou, disons, «institutionnelle») peut avancer comme un tsunami traître, silencieux, mais ravageur des fondements même de la collectivité et de la personne. Car la mendicité, si elle perdure et prend racine dans le quotidien au point de devenir élément durable et «normal» dans le décor ambiant de toutes les gens, elle se transforme en une  culture dominante, en un trait de la personnalité nationale, en un caractère de l’«identité nationale».

Auto-perception de mendiant
Accepter de laisser grandir le culte de la «sadaqa», finit par amener l’individu, comme la collectivité, à assumer culturellement et existentiellement la mendicité et l’indignité humaine qu’elle nourrit. En découle une perception de soi comme mendiant, qu’on soit indigent ou non. Une auto perception qui s’affiche et s’assume partout…Les gardiens de voitures qui se multiplient à vue d’œil dans nos villes et petites agglomérations, ne se nourrissent-ils pas de cette auto-perception de mendiant? Les petits vendeurs à la sauvette de boîtes de Kleenex et autres babioles, aux stops et feux rouges, ne s’en abreuvent-ils pas?
Ceux qui resquillent dans les files d’attente, ne le font-ils pas souvent en courbant l’échine et en marmonnant des plaintes au préposé ou guichetier, comme aux clients auxquels ils volent le tour..? Le petit fonctionnaire, en faction sur nos routes ou sur nos frontières, ou le chaouch qui veille et trône sur nos salles d’attente, ne fourre-t-il pas subrepticement obole et petit bakchich dans sa poche avec allure et posture de mendiant..?
Laisser se disséminer une telle culture de la  mendicité (qu’elle soit obligée, déguisée ou condamnable), c’est, à coup sûr, permettre, sur le long terme, la banalisation d’une profonde violation de la dignité humaine, qui, en plus, cultive la fainéantise, mine de l’intérieur la volonté d’agir sur son sort et sa propre condition par l’effort. L’effort d’abord pour se mettre debout, ensuite pour conquérir ses droits, les droits de la personne. Le péril en la demeure est qu’être indigne, et s’y installer, conduit à la servilité et la conforte, devient à la longue une norme destructrice de toute velléité à promouvoir les droits de l’Homme parmi une population. Quand bien même il resterait parmi nous un lot de «mendiants orgueilleux» comme les Cairotes des années 40 et 50 magistralement décrits par l’Egyptien Albert Cossery . Ce péril est, en dernière analyse, l’infection sous-cutanée, bien enfouie dans la psychologie collective qui ne laissera jamais une culture des droits de l’Homme s’ancrer irréversiblement dans les têtes et dans les comportements. C’est là le pire danger (avec la corruption qui le sous-tend comme phénomène mère) qu’on puisse imaginer pour qu’on reste à pédaler dans le vide en matière de droits de la Personne. Alors, le plus dur des militantismes pour nos organisations humanitaires et nos associations citoyennes est ce combat inégal, au quotidien, contre cette mentalité rampante de la mendicité en masse et la servilité qu’elle distille, à chaque bout de rue, à n’importe quelle occasion prétextant un calendrier officiel ou non officiel, une situation de précarité durable ou passagère.
La dignité de la personne humaine, but ultime de tous les combats pour la défense et la promotion des droits de l’Homme, désigne maintenant comme priorité pour les militants de sa cause ce long combat, ingrat et pas toujours bien compris par les âmes «charitables» comme par les «âmes mortes» que la mendicité empêche de se mettre debout pour revendiquer une vie digne et accumulatrice d’acquis de droits. Seule une telle priorité de combat peut donner du sens, cette année, à la grande conquête arrachée, il y a dix ans, par le mouvement humanitaire marocain : la libération des prisonniers politiques.

Par Jamal Eddine Naji
Ex membre du BN de l’OMDH

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