Société

Pour une politique linguistique raisonnable au Maroc

Albert Camus avait annoncé : Ma patrie, c’est la langue française. Régis Debray affirmait récemment : La langue est la substance même d’une nation et si la politique, c’est la mise en ordre du chaos, cela ne peut se faire qu’avec des mots. La question de la langue au Maroc, comme partout, est fondamentalement politique. Il n’y a pas de vrai débat national, alors que les enjeux sont existentiels. Ainsi, les vraies questions sont souvent évitées, ou posées et traitées par une frange d’acteurs en l’absence de tout intérêt de la part de la sphère décisionnelle. Les fausses batailles servent d’alibi pour masquer les vraies, dont le traitement franc nécessite une audace et un courage politique qui fait encore défaut. La domination écrasante du français  dans l’administration, les médias, les affaires, la culture, l’espace public, est de plus en plus inacceptable. En France, la loi Toubon  du 4 août 1994 stipule : Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. Elle est le lien privilégié des États constituant la communauté de la francophonie. L’article 3 stipule : Toute inscription ou annonce apposée ou faite sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinée à l’information du public doit être formulée en langue française. Enfin, l’article 22 mentionne : Chaque année, le Gouvernement communique aux assemblées, avant le 15 septembre, un rapport sur l’application de la présente loi et des dispositions des conventions ou traités internationaux relatifs au statut de la langue française dans les institutions internationales. Au Maroc aussi, la Constitution stipule que la langue officielle est l’arabe, mais cette disposition n’est pas respectée. D’autres textes de loi ou circulaires du Premier ministre restent sans effet (circulaires du 11-1998/12/ et du 22 avril 2008). Or, un Etat de droit respecte d’abord sa Constitution, opposable à tous. Cet aspect constitutionnel et juridique mérite d’être souligné (sans occulter les aspects académique, pédagogique, …) si l’on veut corriger la situation actuelle. Sinon, c’est le débat purement sans enjeu, d’autant plus que l’institution parlementaire est marginalisée et le gouvernement ne semble avoir ni la volonté ni la cohérence suffisante pour ouvrir un dossier difficile et résister à des orientations qui le dépassent. Par ailleurs, il est utile que la sensibilisation se fasse en arabe et en français en vue d’interpeller et susciter la réflexion des élites économiques, politiques et médiatiques, dont une partie est très imprégnée de la culture et des référentiels français et entretient avec la langue et la culture arabes des rapports très distants, voire méfiants. Pour cela, le présent article est rédigé en français. La cohésion linguistique est le premier facteur d’union des pays. Au Maroc, l’arabe doit occuper sa place naturelle, ce qui permettra aux autres composantes du patrimoine d’évoluer et s’épanouir dans l’harmonie. Avec le déclin  mondial du français, le Maroc de l’avenir doit pouvoir s’approprier et inventer sa propre modernité et parler au monde entier d’abord en arabe, tout en apprenant les autres langues vivantes dont le français. Lors d’un séminaire récent, le linguiste français Claude Hagege est venu nous annoncer sur un ton impérialiste et paternaliste que l’avenir linguistique  au Maroc est au dialecte au détriment de l’arabe littéraire. Ceux qui l’ont applaudi devraient méditer ce qu’il a écrit dans le journal Le Monde le 9 mars 2010, sous le titre : Identité nationale et langue française : «La promotion de la diversité linguistique du monde est solidaire de celle du français. Le lieu de notre définition collective est plus que tout la langue: c’est celle-ci que, partout et toujours, les Nations exaltent pour être reconnues. Il est donc surprenant que le débat sur l’identité nationale ne fasse pas référence à la langue française, jusqu’ici enjeu capital sous tous les régimes. Pourquoi est-elle aujourd’hui occultée ? Sous les IIIe, IVe et Ve Républiques avant 1992, le français était conçu comme une valeur politique fondamentale, investie même d’une mission civilisatrice». Cette mission civilisatrice, commencée au Maroc le 30 mars 1912, n’est donc pas achevée un siècle plus tard ?
Le même linguiste défend bec et ongles la langue française contre l’hégémonie de l’anglais en écrivant dans Le Monde du 24 avril 2009. «L’usage généralisé de l’anglais finit par devenir le symbole de la mort». L’enjeu est de taille : des études menées en 2006 par l’Université de Genève sur les coûts et justice linguistique dans l’Union Européenne affirment que chaque citoyen européen verse à la Grande-Bretagne l’équivalent d’un impôt linguistique estimé à 900 euros par personne. Ainsi, il y a bien une économie  et des enjeux géolinguistiques, cette  branche de la géostratégie que les think-tanks seraient inspirés d’investir et déterminer, par exemple,  l’impôt linguistique que chaque Marocain verse à la France. De Gaulle, en patriote fier, disait: «Le snobisme anglo-saxon de la bourgeoisie française est quelque chose de terrifiant. […] Il y a chez nous toute une bande de lascars qui ont la vocation de la servilité. Ils sont faits pour faire des courbettes aux autres. Et ils se croient capables, de ce seul fait, de diriger le pays». Au Maroc, continuer à marginaliser l’arabe  classique revient à continuer à faire preuve de servilité et continuer à faire la guerre à soi-même et exacerber une fracture sociale déjà douloureuse. Est-ce raisonnable pour un pays qui ambitionne d’entrer sans faire de courbettes dans l’ère de la modernité, de la science et de la raison ?

(*)Moulay Ahmed Iraqi est un ancien doyen de la Faculté de médecine
de Casablanca, ancien ministre
de l’Environnement et actuel
SG adjoint du Parti socialiste.

(**)Ahmed  Benseddik, ingénieur de l’Ecole Centrale de Paris et initiateur de la célébration des 1200 ans de Fès.

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