Société

Skhirat : Kerdoudi raconte

© D.R

Vers 13H00, les invités commençaient à se rapprocher des buffets qui entouraient la piscine et attendaient le signal des responsables pour se servir.
Aucun protocole particulier n’était prévu, à notre connaissance, pour le choix des tables. Aussi, je me suis assis avec mes amis, près de la grande tente dressée devant le Palais, à coté de l’orchestre habillé d’habits de couleur rouge, et qui continuait à jouer une belle musique entraînante.
Nous apercevions de notre place à quelque deux cent mètres, SM le Roi Hassan II, qui était assis, seul, dans une table sous la tente.
Nous nous sommes servis au buffet et commencions à manger. Il faut préciser que de là où nous étions assis, nous  ne pouvions pas voir l’entrée du Palais ; car un mur nous barrait la vue, et une petite porte fermée était aménagée pour le passage à travers le mur. Soudain, nous entendîmes quelques coups de feu. Je me tournais vers mes amis pour leur demander «qu’est ce que c’est que ces coups de feu ?» L’un deux répondit : «Ne t’inquiète pas, ça doit être des coups de feu provenant des stands de tir aux pigeons».
Les coups de feu devinrent plus fréquents et les détonations plus fortes. Comme je l’ai déjà expliqué, nous ne voyions rien, car la vue était barrée par le mur. Tout à coup, un mokhazni avec sa djellaba toute blanche s’écroula, frappé d’une balle, et sa djellaba fut maculée immédiatement de sang rouge. Quelqu’un de haut placé, certainement une personnalité importante, s’approcha du mokhazni est s’écria «Qu’est-ce qui arrive là ?»
Les coups de feu et les détonations s’intensifièrent encore plus. La panique s’empara des invités, car  on voyait de plus en plus de personnes blessées et qui perdaient leur sang.
Deux réactions se présentaient aux invités qui ne voyaient pas ce qui se passait. La première consistait à passer par la petite porte, pour gagner le parking de voitures et fuir. Cette réaction fut fatale, car les mutins ayant franchi la porte d’entrée du Palais, tiraient dans tous les sens, et s’approchaient du Palais. Ce fut malheureusement le cas de deux de mes amis (Que Dieu ait leur âme en Sa Sainte Miséricorde) qui furent fauchés par les coups de feu des mitraillettes des assaillants.
La deuxième réaction fut de fuir vers la mer, en brisant la baie vitrée. C’est celle que j’ai choisie moi-même. J’avoue que je n’ai pas réfléchi pour emprunter cette seconde voie. C’est peut-être tout simplement l’instinct ou la chance.
Les plus rapides d’entre nous ont pu s’enfuir par la plage, en sautant le mur, qui séparait le Palais de Skhirat de la plage Amphitrite, et regagner sain et sauf Casablanca.
Quant à moi, arrivé sur la plage, j’ai d’abord voulu fuir en nageant dans le large. J’ai donc plongé, et nagé quelques minutes, quand j’aperçus au loin des vedettes militaires qui barraient le passage.
Je suis donc retourné vers la plage, et essayais de fuir vers la plage Amphitrite. Malheureusement, les mutins avaient encerclé le Palais, à l’est et à l’ouest, et empêchaient les invités de fuir. Ils lançaient pour cela des grenades, dont une a explosé à quelques mètres de moi, sans m’atteindre. Quelques soldats se détachèrent de leur groupe et nous intimèrent l’ordre de regagner le Palais à coup de crosse, mais sans tirer, en vociférant : «salauds, remontez au Palais». J’ai remonté donc vers le Palais au milieu des invités, qui se tiraient les uns les autres par les habits, pour se placer au milieu des groupes, afin d’éviter d’éventuelles balles perdues.
Je ressentais à ce moment là la force extraordinaire de l’être humain, et son égoïsme pour assurer sa survie lorsqu’il est en danger. Le spectacle autour du Palais était affreux: des blessés gémissaient sans qu’aucun secours ne leur fut apporté, perdant leur sang à profusion. Des cadavres flottaient dans la piscine, dans l’indifférence générale. La tuerie a duré au moins une bonne heure, à la suite de laquelle le feu cessa aux environs de 15H00.
Sous la menace des armes, nous avons marché en dehors du Palais, à proximité du golf, où on nous a ordonné de se coucher, face contre terre, et mains derrière le dos.
Ce fut pour moi un moment de répit, où j’ai commencé à réfléchir. Tout d’abord, je ne comprenais pas que des soldats en uniforme, nous tiraient dessus, alors que nous étions les invités du Roi. Cette incompréhension dura jusqu’à ce que j’entendis «Vive l’armée du peuple». C’est à ce moment là que je compris qu’il s’agissait d’un complot de l’armée contre le régime royal. J’ai vu le visage de certains soldats, qui étaient très jeunes, et dont les yeux étaient exorbités et injectés de sang (peut-être sous l’effet de la drogue).
J’entendis aussi de loin, mais sans que je puisse discerner les noms, l’appel des mutins à des officiers, dont certains avaient le courage de se lever, et qui furent certainement exécutés sur place. Car, je ne voyais pas les exécutions, mais entendais les détonations. Le comportement des invités autour de moi était diversifié : certains tremblaient de tout leur corps, d’autres priaient à voix basse, d’autres enfin restèrent calmes.
Je suis resté moi-même très calme, je ne sais pour quelle raison, peut-être que j’étais inconscient du danger de mort que je courrais. Soudain, quelques hélicoptères couvrirent le ciel, tournoyant autour du Palais. Je me suis dit que c’est peut-être l’armée, fidèle au Roi, qui venait de Rabat, pour mater l’insurrection. A ce moment là, j’ai eu très peur, en pensant que nous allions nous trouver, nous les invités, au milieu d’un combat terrible entre l’armée fidèle du Roi et les mutins.
De nouveau, j’entendis les appels de noms, et me suis dis que peut-être nous allions être jugés sur place par les mutins. Je me suis rappelé que j’avais mon permis de conduire dans ma poche, et me demandais s’il fallait le garder, ou le jeter, pour ne pas être identifié. J’ai finalement décidé de le garder, pour prouver que je n’étais qu’un jeune cadre d’un Office public, n’ayant pas de grande responsabilité dans le pays. Cette situation intenable dura jusqu’à 17H20, la période pendant laquelle je n’avais aucune information de ce qui se passait au Palais de Skhirat et à Rabat.
Soudain, les soldats qui nous gardaient, ont commencé à nous relever, à nous réconforter par des mots aimables, et à nous donner de l’eau à boire. J’ai vu le général Oufkir que j’avais reconnu, demander à un soldat de lui remettre sa vareuse, qu’il endossa sur sa chemise de sport ; et il commença à donner des ordres, et à prendre la situation en mains.
Je ne comprenais encore rien à ce qui se passait, et sans perdre de temps, je rejoignis le parking, où un invité, que je ne connaissais pas, m’a ramené à Casablanca.
En cours de chemin pour rejoindre le parking, j’ai vu à nouveau le spectacle affreux des morts et des blessés.
Cet événement douloureux a causé la mort de cent personnes et de plusieurs centaines de blessés. Plusieurs personnalités marocaines et étrangères, civiles et militaires, sont décédées dans cet horrible massacre.
Vous pouvez comprendre la joie de mes parents, quand au soir de ce fameux 10 juillet 1971, ils constatèrent que j’étais sain et sauf, après avoir vécu un véritable cauchemar.
J’ai appris par la suite qu’une altercation a eu lieu entre le général Medbouh, principal instigateur du complot, et son complice, le Colonel Ababou, au cours de laquelle le premier est mort. Suite à cette altercation le colonel Ababou, accompagné d’officiers et de soldats mutins, s’est rendu à Rabat pour attaquer l’Etat Major et la Radio, ne laissant qu’un petit nombre d’officiers et de soldats à Skhirat. Après son départ, S.M. le Roi Hassan II fut reconnu par un soldat mutin ; ce qui a permis le retournement de la situation.

Par Jawad Kerdoudi
Président de l’Institut marocain
des relations internationales (IMRI)

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