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Soumaya Naâmane Guessous : «La femme marocaine n’arrive pas encore à occuper véritablement l’espace public»

© D.R

Entretien Soumaya Naâmane Guessous, sociologue

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De passage à Montréal ces derniers jours, Professeur Soumaya Naâmane Guessous a accordé un entretien à Aujourd’hui Le Maroc en marge d’une conférence qu’elle a animée dans la métropole au Centre culturel Dar Al Maghrib. Apports de la religion musulmane au niveau des droits de la femme, relation homme-femme au Maroc, la sociologue explique l’évolution de la société marocaine et souligne les paliers encore à franchir en ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes dans le Royaume.

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ALM : De quel message êtes vous porteuse vis-à-vis de votre auditoire canadien lors de votre séjour ici à Montréal?

Soumaya Naâmane Guessous : Aujourd’hui dans le contexte actuel perturbé, il se dit beaucoup de choses sur l’Islam. Aussi quand je suis dans un pays occidental, j’aime bien remettre les choses en ordre et fournir aux non-musulmans des explications de manière à leur permettre de mieux décoder correctement l’Islam et leur éviter des confusions. Je tente pour cela d’exposer les apports de la religion musulmane au niveau des droits de la femme et de la relation homme-femme, par rapport au judaïsme et au christianisme. Pour moi, il est important lors de ces rencontres avec un auditoire à l’étranger de dissiper certaines méconnaissances et méprises. La démarche permet aussi d’éclairer les membres de la communauté marocaine sur l’évolution de la société marocaine en termes de démocratie, de droits des femmes, de l’enfant ainsi que les acquis en termes de protection. Il s’agit ainsi de donner une image de notre société la plus proche possible de la réalité. C’est enfin une occasion pour moi de susciter le débat et de connaître les problèmes et les préoccupations de notre communauté marocaine à l’étranger.

Une des préoccupations de la communauté marocaine ici au Canada est notamment le phénomène grandissant de l’éclatement de la cellule familiale. Quel est votre avis sur cette situation ?

Le problème est qu’au Maroc nous sublimons les pays occidentaux et beaucoup de Marocains pensent que tout ce qui leur manque au Maroc, ils le trouveront dans le pays d’immigration. Les gens ne s’informent pas réellement. Par ailleurs les personnes ne disent pas la vérité sur le vécu à l’étranger quand elles reviennent au Maroc lors de leurs vacances. Les gens parlent beaucoup plus de leurs réussites et peu de leurs échecs, plus des satisfactions que de leurs insatisfactions. Aussi, le Marocain qui envisage l’immigration au Canada n’est pas au courant de ce qui l’attend et pense qu’une fois ici il va vivre dans le bonheur. La déception est donc grande une fois sur place. Le climat rude, le déphasage par rapport au nouvel environnement culturel, les difficultés d’intégration économique qui touchent même les diplômés, sont autant de facteurs qui bouleversent leur vie et pour lesquels ils ne sont pas préparés ni accompagnés. Beaucoup d’immigrants, malgré la déception et le rêve brisé, restent tout de même dans le pays d’accueil pour la scolarité des enfants. Mais quand le couple n’est pas assez soudé ou quand la décision d’immigrer n’a pas été prise de façon bien raisonnée, la situation peut retentir sur la relation du couple et la cellule familiale ne résiste pas. Il y a aussi le cas des familles dans lesquelles après des années dans le pays d’accueil, l’homme veut repartir mais la femme ne peut laisser ses enfants qui finissent par être ancrés dans la culture locale. Et c’est là qu’intervient la séparation du couple. C’est une des explications à ce phénomène d’éclatement des cellules familiales.

Il y a peut-être aussi le fait que les immigrants vivent dans un nouvel environnement où les relations entre les hommes et les femmes sont différentes. Quel regard portez-vous justement sur l’évolution de la femme canadienne par rapport à celle de la femme marocaine ?

Au Canada les femmes ont décroché beaucoup de droits. Elles ont le respect de l’homme, de leur environnement. Elles sont autonomes. Ce qui est très important, c’est qu’elles peuvent se mouvoir dans l’espace public en toute liberté, alors que la femme marocaine n’arrive pas encore à occuper véritablement l’espace public. Au Canada, les lois ont avancé très rapidement et le système éducatif est pour beaucoup dans cette situation. Il aide à ce que les femmes soient respectées et protège leur dignité, chose qui nous manque dans notre pays. Il y a aussi le fait qu’au Canada les mouvements féministes sont très influents, très dynamiques alors que dans les années 60 les femmes canadiennes n’avaient pas le statut qu’elles ont aujourd’hui et vivaient ce que nous vivons dans notre pays. L’évolution sociale canadienne s’est donc faite en quatre à cinq décennies. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas la pesanteur du discours pseudo-religieux. Ils se sont débarrassés des pressions du christianisme à partir des années 60. La laïcité a ainsi contribué à la situation actuelle d’égalité entre les hommes et les femmes. Au Maroc quand vous parlez de laïcité, beaucoup de gens pensent que c’est Al Kufr (ndlr: l’incroyance) alors qu’il n’est question que de séparation entre la société civile et la société religieuse. 

La question de l’héritage par Ta’sib est au cœur de l’actualité au Maroc. Dans quelle mesure, selon vous, la femme marocaine peut réussir à faire abroger cette règle successorale selon laquelle une femme ne peut hériter seule sans qu’un mâle ne rentre dans l’héritage ?

En se mobilisant et en communiquant car une grande partie de la population ne comprend pas pourquoi on revendique une réforme au niveau des règles successorales. Il y a donc une résistance même du côté des femmes. Encore une fois dès que vous remettez en question les dispositions relatives à l’héritage, on vous dit «c’est el kufr. C’est dans le Coran il ne faut rien changer». Or le Coran a apporté une protection à la femme en lui accordant une moitié de part alors que le judaïsme exclut la femme de l’héritage et le christianisme n’a pas donné de détails à ce sujet. C’était donc une grande avancée dans un contexte où la femme n’héritait pas. Mais le profil des femmes a connu une telle métamorphose que l’héritage doit être réadapté. Beaucoup de situations tels que l’iftar durant le Ramadan ou encore la contribution des femmes dans les dépenses du foyer ont été contextualisés. Mais dès qu’il est question d’héritage, le Coran est mis en avant alors que les textes coraniques laissent une grande liberté et une latitude pour l’ijtihad (ndlr: effort de réflexion). Maintenant, il faut commencer par expliquer à la population les méfaits néfastes de cette non-contextualisation. Cela ne sera pas facile de faire changer les choses face aux ultraconservateurs. Mais s’il y a une véritable synergie au sein de la société civile, je pense que l’on arrivera au moins à remettre en question le Ta’sib. Ce serait une grande avancée.   

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