Société

Un débat «tronqué» dans un désordre juridique

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Trois questions ont été soulevées dans l’interview donnée par le ministre de la Justice à votre journal et dont le texte a été publié, «heureuse coïncidence», le 10 décembre, jour anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : l’exercice de la liberté d’association par les magistrats, la suspension d’un membre supérieur de la magistrature et les poursuites pénales exercées contre cinq juges. Invoquant les articles 14 et 15 du statut de la magistrature, régi par le dahir portant loi du 11 novembre 1974, le ministre a affirmé que les magistrats enfreignent la loi en adhérant à une association. Or, le 1er article dispose que les magistrats ne peuvent ni constituer des syndicats ni en faire partie. Quant au 2ème, il concerne la possibilité d’exercer une activité rémunérée ou non, autre que celle de magistrat. Il n’a rien à voir avec la liberté d’association ! Outre l’interdiction de toute délibération ou démonstration de nature politique, les juges n’ont pas le droit de constituer ou d’appartenir à un syndicat. Cette dernière disposition est le corollaire d’une autre (l’article 13) « interdisant toute action de nature à arrêter ou à entraver le fonctionnement de juridiction». Par conséquent, la législation en vigueur ne prive nullement les magistrats de la liberté d’expression, dans les limites de l’obligation de «réserve et de dignité» impliquée par la nature de leurs fonctions. De même qu’aucune disposition ne les prive de la liberté d’association, lesdites libertés fondamentales étant consacrées pour tous les citoyens par l’article 9 de la Constitution. Le dernier alinéa de cet article dispose que la limitation de ces libertés ne peut être apportée que par la loi. En outre, les deux libertés sont également consacrées par les articles 19 et 22 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Royaume. En 3ème lieu, un autre instrument du droit international est constitué par les principes fondamentaux de l’indépendance de la justice, adoptés par le 7ème congrès des Nations Unies pour la prévention des crimes et le traitement des délinquants et confirmé par l’assemblée générale des Nations Unies dans ses résolutions du 29 novembre et 13 décembre 1985. Fondés sur la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, ces principes qui mettent en exergue l’obligation de l’Etat de respecter l’indépendance de la justice, disposent formellement que les magistrats jouissent comme tous les autres citoyens de la liberté d’expression, d’association et d’assemblée ainsi que de la liberté d’association. Ce faisant, ils doivent préserver la dignité de leur charge ainsi que l’impartialité et l’indépendance de la magistrature. C’est dire que l’attitude prise par le ministre de la Justice donne une fausse interprétation du statut de la Magistrature, lequel devrait d’ailleurs être modifié pour être conforme à la lettre et à l’esprit de la Constitution et du droit international. On ne peut à cet égard maintenir un texte habilitant ce ministre à suspendre ou à muter des juges. L’attitude de M. Bouzoubaâ résulte, à mon avis, d’une double erreur d’appréciation politique. D’une part, il fait l’amalgame entre ceux parmi les magistrats qui agissent pour maintenir le statu quo et ceux, de plus en plus nombreux, qui militent dans la transparence pour une réforme de la justice. D’autre part, en entravant l’exercice par les magistrats de la liberté d’association, au lieu de poursuivre, le cas échéant, le non-respect du devoir de réserve, l’Etat ne ferait qu’encourager les lobbies, agissant clandestinement au sein du corps de la magistrature. Concernant la 2ème question relative à la suspension d’un membre du Conseil supérieur, et en l’absence d’une disposition claire du statut de la magistrature sur ce point, le ministre aurait dû saisir le Conseil avant de soumettre ses délibérations au Souverain. Concernant enfin les poursuites engagées contre nombre de magistrats, le problème posé ne réside pas dans la mise en oeuvre de la responsabilité pénale de magistrats sur lesquels pèseraient de fortes présomptions de corruption. C’est plus que jamais un impératif majeur de la réhabilitation de la Justice et d’une lutte efficiente contre ce mal qui discrédite l’Etat et nombre de ses institutions. Il s’agit en fait de leur faire bénéficier du droit fondamental pour tout individu, au procès équitable. Or, est-il besoin de le rappeler, la Cour spéciale de justice, fondée par un texte d’exception le 06/10/1972, est caractérisée par un déséquilibre patent entre les droits de la défense et des prérogatives du Parquet, agissant sur instructions directes d’une autorité politique, le ministre de la Justice. Elle constitue une véritable aberration car le droit applicable à la corruption change à un dirham près : si le corrompu touche 24.999 dirhams, il bénéficie du droit commun. S’il touche 25.000 dirhams, il est renvoyé devant une juridiction d’exception. Dans la même logique, on pourrait peut-être se contenter de punir d’une simple amende ceux nombreux parmi les fonctionnaires et agents publics qui touchent seulement un billet de 100 ou de 200 dirhams ! Non seulement, la Cour spéciale n’offre nullement les conditions du procès équitable, telles que définies par l’article 14 du pacte sus-visé. Plus que cela, elle est contraire à la lettre et à l’esprit de la Constitution ! Après lui avoir retiré le dossier du CIH (qu’en est-il de cette affaire ?), était-il opportun de lui déférer le dossier des magistrats et de tout autre dossier, au lieu d’activer sa suppression ? Cette dernière nécessite une loi de quelques lignes prononçant l’abrogation du texte de 72. Il n’y aura pas de vide juridique dans la mesure où les dossiers seraient automatiquement jugés par les juridictions de droit commun, comprenant des magistrats compétents pour ce genre d’affaires. La lutte contre la corruption, la drogue, le terrorisme et toute autre forme de crimes doit être menée dans le respect des conditions du procès équitable. Elle ne peut être menée à la faveur d’un bricolage ainsi que cela a été le cas pour les procès intentés dans le cadre de la campagne dite d’assainissement et plus récemment dans les procès relatifs au détournement des deniers publics. Le désordre caractérisant le système juridique marocain doit prendre fin. Cela implique l’harmonisation de la législation avec la constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc. Cette harmonisation, annoncée en vain par le gouvernement de M. Youssoufi revêt un caractère d’urgence pour une réforme profonde de la justice, fondement essentiel de l’Etat de droit et condition incontournable de la bonne gouvernance et du développement.

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