Spécial

France : Les démons de l’islamisme (10)

Les «risques de contamination»
Caserne Mortier, janvier 2003
En plus, la planète est toute petite. D’un quartier à l’autre du village mondial, de Djedda à Paris, de Kaboul à Mexico, l’information circule à la vitesse des flux d’Internet ou des ondes d’Al Jezira et de CNN. Les images de Big Apple sous son linceul de poussière, celles des trains éventrés près de la gare d’Atocha à Madrid provoquent des secousses telluriques dans la paix des esprits. Les militants communiquent en temps réel grâce à Internet. En vertu de la théorie du chaos, un événement à Riyad produit des répliques sismiques jusqu’à Paris. La mondialisation renforce ces interactions. Tout est lié, dans un amas de complexité. L’islamisme excelle à profiter de cette communication en temps réel.
Un diplomate français basé à Oman, minuscule monarchie pétrolière du Golfe Persique, témoigne de la réaction de la «rue arabe» après le 11 septembre 1. Il rapporte «des relents de satisfaction» : «Disons-le sans détour : plus que les milliers de victimes innocentes, ce qui a surtout frappé ici, c’est l’incroyable audace de l’attaque contre la puissance américaine.
La compassion n’a pas été absente, mais, clairement, elle n’a pas été le sentiment dominant.» En France, «ces actes terroristes ont été accueillis avec satisfaction par toute une frange de jeunes musulmans à travers la France 2». Ben Laden applaudi dans les banlieues françaises? «Vérifications faites, il s’agissait souvent de manifestations de gamins inconscients», se souvient un observateur.
Toutefois, le recteur de la Mosquée de Paris lui-même, Dalil Boubakeur, s’inquiète : «Depuis le 11 septembre 2001, rien ne peut plus être comme avant dans le monde. L’islamisme, cette forme dangereuse, politique et extrémiste, fait de nos jours une dangereuse percée jusqu’à nos portes. Exploitant malaises et désarrois, elle a auprès de nos jeunes et dans certains lieux de culte une influence non négligeable en raison de ses hommes et de ses moyens.» Pour le président de la Fédération nationale des musulmans de France, Mohamed Bechari : «Nous sommes otages de multiples événements qui se produisent au-delà des frontières, et il est normal que nous en connaissions les répercussions. La révolution islamique iranienne dans les années 80, la guerre en Bosnie, le Front islamique de salut en Algérie, l’affaire Salman Rushdie, tous ces événements ont contribué (…) à l’émergence de ce que l’on appelle un «Islam des jeunes» 3.» Le directeur de la maison d’arrêt de la Santé, à Paris, explique que le prosélytisme islamiste s’est accru dans ses murs «depuis trois ans environ, et surtout depuis les attentats du 11 septembre; certains alors ne se sont plus cachés 4». À l’école, «le débat sur le foulard est revenu à la faveur du 11 septembre, de la présence de Le Pen au second tour et de quelques affaires de foulard survenues récemment 5». «Le contexte international a bien évidemment des incidences, complètement impalpables, impossibles à analyser de manière dialectique, mais certaines chez nos élèves et nos enfants», assure le proviseur d’un lycée du 19è arrondissement de Paris 6. «Nous vivons au rythme des événements du Moyen-Orient», précise un autre.
L’emprise sur les cerveaux devient un enjeu. On peut, et même on doit, refuser les amalgames. Mais la réalité est là, complexe. Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, note… «La communauté musulmane est un vivier intéressant (…). Les populations musulmanes, même dans leur infime minorité, sont toujours sensibles au contenu du discours (de Ben Laden et consorts), à la fois agrémenté par des références au Coran, à la biographie du Prophète et enfin des références à la victimisation des communautés européennes 7.» Pour Ben Laden, «un immigré intégré est un musulman perdu pour la oumma». La «oumma», c’est la communauté, au sens du Coran. Khaled Kelkal, jeune de Vaulx-en-Velin (Rhône) impliqué dans les attentats de 1995 à Paris, déclarait en 1992 à un sociologue : «Je ne suis ni algérien, ni français; je suis musulman, j’appartiens à la oumma.» Selon Lucienne Bui Trong, ex-responsable de la section villes et banlieues à la Direction centrale des Renseignements généraux, c’est bien avec ce «sentiment transnational» que Kelkal «a pu se mettre au service de groupements armés, qui d’ailleurs étaient encore, à cette époque, nationaux». Juste après le coup de maître de Ben Laden, la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale institue une mission d’information sur «les conséquences pour la France des attentats du 11 septembre 2001». Ses animateurs, les députés Paul Quilès, René Galy-Dejean et Bernard Grasset, notent que «les exécutants eux-mêmes appartiennent à des milieux éduqués, souvent aisés, voire extrêmement fortunés». Les destins individuels des têtes de pont d’Al Qaïda en Europe méritent d’être regardés de près : «Dans tous les cas, il s’agit d’individus totalement immergés dans la vie économique et sociale de leur pays de résidence, dont ils ont souvent la nationnalité.» Pour les services de sécurité, il y a là une difficulté majeure : tels des poissons dans l’eau, les «agents dormants» ont «une remarquable capacité d’attente, sans que leur détermination en pâtisse pour autant». Le rapport de l’Assemblée nationale met le doigt sur le point au fond le plus sensible : «Après avoir longtemps pensé que l’intégration dans la communauté nationale effaçait ou rendait secondaire tout autre sentiment d’appartenance, notre pays découvre aujourd’hui qu’il n’en est rien. Pour une partie des immigrés arabes en France, le sentiment d’identification et de proximité s’opère avec les ressortissants d’autres pays arabes, et non avec la population au milieu de laquelle ils vivent.» Ce phénomène touche les plus jeunes, nés en France. «Aux yeux de certains interlocuteurs de la mission, il y a là un risque de voir certains de ces jeunes gens fournir les rangs des réseaux de l’ombre, plus encore dans la mesure où, dans la répartition des tâches d’Al Qaïda, la France assure une fonction de terre de recrutement.» Après la tragédie de New York et Washington, certains des musulmans eux-mêmes s’inquiètent des assauts idéoligiques du «fascisme vert». L’appariel d’État change de logique. La classe politique commence à mesurer la gravité de la situation. Un responsable du Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) raconte comment le concept de «menace» est lui-même modifié : «Avant, les services cherchaient principalement des caches d’armes, des camps d’entraînement, des réseaux terroristes; après, nous avons compris que les menaces n’étaient pas seulement matérielles, et pouvaient être beaucoup plus subtiles.» Le SGDN met en place une cellule de travail sur la subversion islamiste. Les fonctionnaires spécialisés prennent conscience qu’«il y a dans ce pays des efforts de déstabilisation ne s’incarnant pas dans des groupes armés». Le directeur général de la DGSE, Pierre Brochand, lance un travail sur «les risques de contamination de notre communauté nationale par certaines des influences idéologiques qui génèrent ce terrorisme sans frontières8». «Seuls les paranoïaques survivent», affirmait Henry Kissinger. C’est le rôle des services de prévoir le pire. Mais les politiques doivent garder la tête froide. L’islamologue Bruno Étienne, lui, s’offusque : «L’Islam, c’est quatorze siècles d’Histoire complexe, un milliard d’individus. Or je lis que les musulmans sont tous des terrorises potentiels 9.» Tous ? Certainement pas. Mais une minorité agissante qui exerce une influence croissante sur la jeunesse, indéniablement.

1- Télégramme diplomatique de l’ambassade de France à Mascate, 26 novembre 2001.
2- «La mouvance salafiste en France organise un nouveau congrès du 5 au 7 octobre 2001 à Gergy-Pontoise», DST, 18 septembre 2001
3- Audition de Mohamed Bechari par la commission Debré, 8 octobre 2003.
4- Audition de Pierre Raffin par la commission Stasi, 3 octobre 2003.
5- Audition de Jean-Louis Biot, secrétaire national du Syndicat des enseignants, par la commission Debré, 30 septembre 2003.
6- Audition d’Olivier Minne, proviseur du lycée Henri-Bergson, par la commission Debré, 1er juillet 2003.
7- Colloque de la Fondation pour la recherche stratégique, septembre 2003.
8- Interview de Pierre Brochand, Armées d’aujourd’hui, décembre 2002-janvier 2003.
9- Audition de Bruno Étienne par la commission Debré, 16 septembre 2003.

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