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Le jeu des deux espions (6)

© D.R

La raison des ouvertures de Nasser n’a toujours pas été éclaircie. Le fait est qu’aucune délégation israélienne n’a pris le chemin du Caire et qu’il a fallu attendre plus de dix ans pour qu’une ligne téléphonique relie Le Caire à Jérusalem. Néanmoins, à chaque nouveau contact avec Khalil, le délégué du Mossad ne manque pas de soulever le problème du sort de Lotz. Mais tout reste en suspens jusqu’au 15 mai 1967, le jour où le Raïs égyptien fait franchir le canal de Suez à ses divisions blindées, puis le 18, demande le retrait des Casques bleus de l’ONU, et commence à masser ses troupes au Sinaï, à la frontière du Néguev. La surprise est totale, au gouvernement comme dans l’armée, commandée alors par Yitzhak Rabin. Lévi Eshkols fait tout pour éviter la guerre. Meir Amit transmet à Mahmoud Khalil – par leurs moyens de contact indirects par Bonn et Paris – qu’Israël ne veut pas la guerre, mais que l’armée égyptienne doit quitter le Sinaï. Le 20 mai, Amit reçoit un message de retour : « Communiqué au nom du président Nasser : Attendez. Vous recevrez notre réponse en temps voulu. » Moins de soixante-douze heures après, la réponse arrive : Nasser annonce publiquement la fermeture du détroit de Tiran, qui commande l’entrée du Golfe d’Aqaba, imposant ainsi un blocus maritime à Israël. La guerre est devenue inévitable. Recevant à l’Elysée le ministre israélien des Affaires étrangères, Abba Eban, le président de Gaulle met en garde Israël de ne pas déclencher une guerre préventive. Le 2 juin, il répète publiquement cette mise en garde « de ne pas tirer le premier coup » et décrète un embargo total sur la livraison d’armes et de pièces détachées à Israël – après treize années durant lesquelles Israël a acheté des milliards de dollars d’armes à la France. Fort heureusement, Israël n’a pas obéi à de Gaulle. Trois jours après, dans une audacieuse opération éclair, Tsahal détruit l’armée égyptienne au Sinaï, atteint la rive du canal de Suez, et conquiert le Golan et la Cisjordanie. Cette campagne est entrée dans l’histoire moderne sous le nom de guerre des Six Jours. Cette brillante victoire a frayé la voie à la paix avec l’Egypte d’Anouar El-Sadate, le successeur de Nasser, dix ans plus tard. Abdul Hakim Amer, qui se sent responsable du désastre de l’armée égyptienne, se suicide quelques mois après la guerre. Mais la nouvelle la plus sensationnelle est l’arrestation au Caire de Mahmoud Khalil, accusé d’atteindre à la sécurité de l’Etat et, entre autres, de relations secrètes avec Israël. C’est le triste lot des dictatures. Un jour favori du régime, le lendemain, honni. Nasser a besoin de boucs émissaires pour expliquer au peuple sa cuisante défaite. Au Mossad, ceux qui doutaient des « bonnes intentions » de Nasser se sentent justifiés. La guerre de juin 1967 apporte aussi happy end inattendu au sort des époux Lotz. Parmi les milliers d’Egyptiens faits prisonniers au Sinaï, il y a douze généraux. Meir Amit décrète qu’ils ne seront libérés qu’en échange de Wolfgang Lotz et de son épouse. Nasser commence par refuser en arguant du fait que ses généraux sont des prisonniers de guerre alors que Lotz est un espion, condamné à la prison par un tribunal civil. Donc, pas d’échange de prisonniers. Mais il y a aussi en Egypte une vingtaine de prisonniers de guerre israéliens, dont plusieurs pilotes. Leurs familles font pression sur le ministre de la Défense pour que l’échange des prisonniers de guerre s’effectue au plus vite. Il semble que le sort d’un espion allemand, même s’il a travaillé pour Israël, ne pèse pas lourd devant le souci que se font des parents pour leurs fils prisonniers de guerre. D’autant que la presse israélienne, fidèle à la promesse faite au Mossad, s’est bien gardée de révéler la véritable identité de Lotz. Personne ne sait qu’il a fourni à Israël des renseignements sur le dispositif militaire égyptien, au moins aussi précieux que ceux fournis par Elie Cohen sur l’armée syrienne, et que ces renseignements cumulés ont été une des clés de la victoire foudroyante de Tsahal. Le grand public israélien ignore donc que Wolfgang Lotz est aussi juif et israélien que la poignée de prisonniers de guerre détenus par l’Egypte. Meir Amit n’oublie cependant pas ses devoirs de chef vis-à-vis de Lotz. Il sait que s’il laisse passer cette occasion, son agent risque de croupir en Egypte pour le restant de ses jours. Il résiste donc aux pressions du gouvernement et des parents éplorés et ne restitue pas un seul des prisonniers de guerre égyptiens jusqu’à la fin de l’année 1967, jusqu’à ce que le marché soit conclu. En voici les termes : les douze généraux égyptiens seront d’abord renvoyés chez eux et, deux mois après – apparemment sans rapport d’échange -, l’Egypte permettra au couple Lotz d’embarquer sur un avion à destination d’un pays européen. Un marché conclu verbalement d’un pays européen. Croix-Rouge. Aucun document écrit, une parole d’honneur : douze généraux égyptiens contre un espion israélien. Quant à la vingtaine de prisonniers israéliens, ils seront échangés contre des milliers de prisonniers égyptiens… Un jour de février 1968, je rends visite au collègue de Lotz, celui qui s’était chargé du poisson rouge. Le bocal trône sur le coffre-fort, toujours plein d’eau, mais vide. – Incroyable ! Lotz est arrivé hier en Europe, un vol direct du Caire. Les Egyptiens l’ont libéré. Voilà, c’est fini… – Mais où est le poisson rouge ? Ne me dis pas qu’il est déjà passé le prendre. Le visage de mon interlocuteur devient tout grave : – Tu ne le croiras pas, mais hier, justement hier, au moment où Lotz était libéré, le poisson est mort. Etrange, hein ? – Tu es superstitieux ? – Non. Je ne crois qu’aux faits. Dans la vie, il n’y a pas de repas gratuits. Quelqu’un doit payer le prix, une fois Lotz, une fois le poisson rouge.
• D’après «Mossad, 50 ans de guerre secrète» de Uri Dan

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