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Le nouveau désordre mondial, selon Todorov (13)

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Vue du dehors, l’Europe donne encore plus l’impression d’une unité. La Bulgarie se situe bien à l’intérieur du continent européen mais, dans mon enfance, on parlait de l’Europe comme d’un territoire désirable, commençant à Venise et à Vienne. Bien sûr, l’« Europe » signifiait d’abord pour nous la qualité des produits manufacturés, par comparaison avec leurs équivalents locaux : les lames de rasoir « européennes » rasaient de plus près, les pantalons importés d’« Europe » étaient plus seyants, les appareils électriques « européens » duraient plus longtemps. Mais ce n’était pas tout : au-delà des avantages matériels, l’«Europe » jouissait d’un prestige, d’une réputation de supériorité spirituelle que nous aurions eu du mal à analyser mais dont nous n’étions pas moins convaincus. L’idée d’une mentalité européenne commune n’est pas nouvelle. Réfléchissant aux conditions d’une bonne vie internationale, Jean-Jacques Rousseau disait que « toutes les puissances d’Europe forment entre elles une sorte de système », non tant par les traités qui les lient que « par l’union des intérêts, par le rapport des maximes, par la conformité des coutumes » (III, p.565). A l’époque de Rousseau, ce « système » existait dans les esprits mais était contredit par les faits : les conflits entre pays européens étaient courants. Rousseau connaissait déjà la source de cette proximité de vues : elle se trouve dans une histoire et une géographie communes. Les pays européens sont tous héritiers d’une civilisation qui s’est établie sur le continent il y a plus de vingt-cinq siècles, en Grèce, ensuite à Rome. Ils ont tous été marqués par la religion chrétienne, laquelle s’est affirmée en continuité et en opposition avec le Judaïsme et l’Islam. Ils ont profité d’un essor technologique commun, engagé à la Renaissance, et certains d’entre eux se sont lancés, dès le XVIème siècle, dans des conquêtes coloniales aux quatre coins du monde – avant de voir, quelques siècles plus tard, les anciens colonisés venir vivre parmi eux dans les anciennes métropoles. Ces divers ingrédients de leur passé, et bien d’autres encore, les Européens ne veulent ni ne peuvent les oublier : ils vivent au milieu d’un paysage profondément transformé par le travail des hommes, dans des villes dont la formation remonte à des milliers d’années, au milieu de monuments et de vestiges qui forment une partie de leur identité. Pour cette raison, il est bien légitime de qualifier l’Europe – mais toute l’Europe – de « vieille ». Les pays européens se sont beaucoup fait la guerre les uns aux autres. Leurs peuples ne sont pas prêts à oublier l’hécatombe de la Première Guerre mondiale : le moindre village français a son monument aux morts, avec ses longues listes de victimes ; encore aujourd’hui des enfants se blessent en jouant avec des obus non désamorcés. Au XXème siècle, les pays européens ont subi l’oppression totalitaire : d’abord la dictature communiste, à l’Est, ensuite la terreur nazie, à l’Ouest, avant de devenir le théâtre d’un affrontement généralisé, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, accompagné d’innombrables crimes et de l’extermination par les nazis des « races inférieures », Juifs et Tsiganes. Le système communiste en est sorti renforcé et s’est étendu davantage, avant d’être endigué au moment de la guerre froide. Tous ces événements constituent le douloureux héritage de la « vieille Europe ». Si elle a renoncé aujourd’hui à ses ambitions impériales, c’est qu’elle en connaît trop bien le prix. Quant à la géographie, c’est la co-présence même de tant de peuples dans l’espace limité de l’Europe qui en constitue la caractéristique la plus frappante. Impossible de voyager deux heures en avion, aujourd’hui, sans se trouver dans un pays différent : langue étrangère, moeurs surprenantes. Ce cap avancé de l’Asie est à peine plus grand en surface que les Etats-Unis ou que la Chine ; or on trouve sur son territoire une quarantaine d’Etats autonomes au lieu d’un seul. Mais l’identité européenne actuelle n’est pas une simple donnée historique ou géographique, même si elle y trouve sa source. Détachées de leur contexte d’origine, certaines valeurs se sont agrégées dans ce qu’on pourrait appeler le projet européen – et l’adhésion à ce projet est ouverte à toutes les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent. Leur source est locale ; leur appel est universel. Le continent européen possède donc ce trait frappant : la guerre entre les pays qui le constituent est devenue, depuis peu, inconcevable. Ce fait, unique dans l’histoire universelle, mérite étonnement et interrogation : quelle est la mentalité qui l’a rendu possible ? Quelles sont les « maximes », pour parler comme Rousseau, que les actes ont fini par rejoindre ? On hésite souvent à énumérer les valeurs politiques européennes : même si l’on laisse de côté les valeurs spirituelle et culturelle qui n’entraînent pas des conséquences politiques directes, on a peur de se voir reprocher une certaine naïveté ou quelque complaisance. Les Européens ne voudraient pas produire une image trop prétentieuse d’eux-mêmes, qui ne correspondrait pas à la réalité. D’un autre côté, les valeurs européennes se rencontrent évidemment en dehors de l’Europe : soit qu’elles appartiennent à tous les hommes, soit que les idées européennes se soient propagées au loin. Pourtant, à y regarder de plus près, elles ne s’y trouvent pas au même degré, ni ne forment les mêmes configurations. Et aujourd’hui, alors que la construction européenne entre dans une phase décisive, il peut être utile d’assumer cette naïveté et de nommer ces valeurs, ne serait-ce que pour pouvoir en faire l’objet d’un débat ouvert. Mon but n’est pas d’établir des contrastes ni de souligner ce qui manque aux autres, il ne s’agit pas d’une compétition ; plutôt d’une tentative pour identifier les principaux ingrédients du modèle européen lui-même. Voici donc, pour commencer, une énumération non structurée : Rationalité. Sa présence en tête de liste ne signifie pas du tout que les Européens soient toujours raisonnables, ni que, selon eux, la raison doit être préférée aux passions ou à l’intuition, mais que l’on admet dans la tradition européenne la possibilité d’une connaissance rationnelle du monde : les actes les plus fous, les phénomènes les plus mystérieux peuvent être appréhendés par la raison. Et les affaires humaines à leur tour se prêtent à l’examen rationnel et au débat qui nous amène à échanger des arguments plutôt que des coups. La raison est capable de connaître et de comprendre. Le postulat de rationalité est une prémisse nécessaire (mais non suffisante) au surgissement de la science comme de la démocratie. Il s’oppose à l’obscurantisme, à la superstition, à la pensée magique, à la manipulation. Ce postulat est au moins aussi ancien que la pensée présocratique en Grèce et, sous la forme de respect tant pour la science que pour le débat politique argumenté, il traverse toute l’histoire occidentale. Peut-être est-ce à cause de cette durée qu’au XXème siècle, les Européens sont devenus sensibles à une perversion particulière de cette pensée, lorsqu’elle cesse d’être un outil de la connaissance et de la compréhension pour devenir l’ultime justification de nos actes. Au moins depuis la bombe sur Hiroshima, nous savons trop bien que l’oeuvre de la science n’est pas toute positive, et que la raison est un instrument qui ne garantit pas la qualité morale de ses résultats. Laissées à elles-mêmes, sciences et technique ne connaissent pas de limites: dans un monde où elles règnent sans partage, dès qu’une chose est possible, elle devient obligatoire. Les Européens ont donc compris que les choix ultimes ne doivent pas dépendre directement de la connaissance objective, ni ne peuvent être tranchés par une raison impartiale. Ils rejettent le scientisme : ils veulent que l’action soit guidée par la politique et la morale, c’est-à-dire par leur volonté, leurs désirs, leurs idéaux ; non par la connaissance. Mais ils refusent de verser dans l’autre extrême et de voir dans la science une menace plus qu’une promesse ; encore moins de renoncer au principe de rationalité. Justice. C’est encore en Grèce ancienne qu’on trouve les premières tentatives pour en défendre le principe sur le sol européen. Vivant au sein de cités, les hommes se rendent compte qu’ils ont tout intérêt à soumettre la vie de la communauté à des lois plutôt que de la laisser en proie aux seuls conflits de volonté. Puisque ce sont eux-mêmes qui décident de la loi, même s’ils lui sont soumis, ils ne perdent pas leur liberté : ils se soumettent à leur propre volonté, et cette autonomie leur permet de s’accomplir. Derrière les lois particulières, apparaît l’idée de justice : ce qu’il conviendrait de faire si l’on parvenait à mettre de côté son propre intérêt, donc ce qui conviendrait à tous universellement. L’ordre juste est impalpable, il est au-delà de ce qui existe et des désirs individuels. « L’agréable est distinct du bien », dit Socrate (500d), et le juste est du côté du bien : il est tel non parce qu’il me fait plaisir, mais parce qu’il pourrait satisfaire chacun, pour peu que ce chacun s’abstienne de juger en fonction de ses agréments et de ses intérêts. La justice s’oppose à l’égoïsme, à la demande de privilèges et d’avantages – que l’on peut obtenir, au contraire, en recourant à la force. L’antagoniste de Socrate, dans La République de Platon, affirme : « Partout c’est la même chose qui est juste, celle qui profite au plus fort.» (339a.) Sa leçon n’a pas été oubliée non plus.

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