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Les bonnes feuilles de Ramadan : Les raisons de la guerre en Irak, selon Todorov (3)

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Ces deux objectifs, sécurité et liberté, ne sont pas incompatibles par principe. Mais, dans les faits, les moyens qu’on met en oeuvre pour les atteindre sont souvent difficilement conciliables. La protection de la sécurité exige l’usage de la force, donc de l’armée ; la liberté permettant au peuple d’exprimer sa volonté peut conduire à l’instauration d’une démocratie libérale. Or l’usage des bombes et l’esprit libéral ne font pas bon ménage. Le libéralisme politique, faut-il le rappeler, est né de l’exigence de tolérance religieuse. Il commence à partir du moment où, même si l’on est convaincu de ce que notre religion est la meilleure de toutes, on renonce à l’imposer aux autres par la force. L’idée libérale est du côté de la reconnaissance de diversité, du laissez-vivre et du laisser-faire. Lorsque, pour les besoins de sa sécurité, on va chez les autres et on leur impose un régime jugé par nous le meilleur, on quitte l’optique libérale et on entre dans la logique impériale. L’« impérialisme libéral » dont parle Kagan est, à la limite, une contradiction dans les termes, qui mérite d’occuper une place à côté d’autres expressions imitant la novocaïne repérée par Orwell. Ce dernier n’aurait sans doute pas imaginé que le procédé dénoncé (« la guerre est la paix », « la liberté est l’esclavage ») aurait aujourd’hui autant de praticiens, depuis les « bombes humanitaires » de Vaclav Havel jusqu’à la « guerre miséricordieuse » de l’ex-général Jay Garner ou le « nationalisme universaliste » de Kagan. Il n’est pas vrai que les deux objectifs vont toujours de pair, ni qu’ils doivent être mis sur le même plan. Le critère décisif est l’intérêt national et donc, en l’occurrence, la sécurité intérieure. Instaurer des régimes libéraux chez les autres est une bonne chose si cela sert le premier objectif, mauvaise si elle le dessert. Si le gouvernement américain met en avant avec autant d’insistance la « libération du peuple irakien » c’est parce qu’aux yeux de tous, le langage de la vertu est supérieur à celui de la force. L’empire soviétique le savait bien, qui déclarait toujours se battre pour la liberté des opprimés et la paix entre les peuples. Les nobles idéaux sont une arme rhétorique redoutable, que ne peut se permettre d’ignorer même le chef de l’armée la plus puissante du monde. Ils donnent de l’enthousiasme aux troupes, désarment la résistance de l’ennemi et gagnent la sympathie des tiers. L’affirmation de ces idéaux ne relève par forcément de l’hypocrisie pour autant. Le régime de Saddam Hussein était bien une dictature odieuse, dont la chute n’est aujourd’hui regrettée par personne : dans ce cas précis, il n’y avait pas de conflit entre sécurité pour soi et liberté pour les autres. Simplement, si l’on veut débattre des principes d’une politique, mieux vaut appeler les choses par leur nom et établir les véritables hiérarchies, plutôt que de s’enivrer de belles formules. La défense de l’intérêt national et de la sécurité n’a rien de déshonorant ; quand elle peut coïncider avec la promotion de régimes libéraux ailleurs, c’est encore mieux. Ce qui caractérise la politique américaine actuelle n’est pas la simple adoption de ces objectifs ; ce sont les moyens considérés comme légitimes pour les atteindre, à savoir une intervention militaire qui en relève pas de la légitime défense : ce qu’on a appelé une «guerre préventive ». Les néofondamentalistes Il n’est donc pas avéré que la politique étrangère des Etats-Unis soit toujours orientée par l’idéal démocratique. Mais elle l’est parfois, et cet argument a une grande force de persuasion. Ne devrait-on pas admirer et soutenir un pays qui déclare oeuvrer à la chute des tyrans, à l’instauration de la démocratie et à la défense des droits de l’homme ? Les idéologues de l’Etat américain ont souvent affirmé que leur pays – l’équivalent du « peuple élu » de la Bible – avait une vocation qui consistait à imposer le Bien dans le monde. George Kennan, le concepteur de la politique d’« endiguement» à l’égard de l’URSS, parlait des « responsabilités de direction morale et politique, que d’évidence l’histoire a voulu confier aux Etats-Unis » (cf. Kagan, p.95). L’histoire a pris ici le relais de Dieu, la voilà capable de projets et d’intentions. Par quel signe les révèle-t-elle ? En octroyant aux Etats-Unis une puissance supérieure à celle des autres pays : la force se mue ici insensiblement en droit. Dans le document officiel diffusé par la Maison Blanche le 20 septembre 2002, The National Securityw Strategy, le président Bush a explicité la nature actuelle de cette « élection » : « Aujourd’hui, l’humanité tient entre ses mains l’occasion d’assurer le triomphe de la liberté sur ses ennemis. Les Etats-Unis sont fiers de la responsabilité qui leur incombe de conduire cette importante mission ». Mais les conclusions qu’ils en tirent sont nouvelles : il faut passer de la défense à l’attaque. « Nous sommes décidés poursuit-il, à promouvoir la dignité humaine, la liberté de culte et la liberté de conscience. » La promotion d’un but aussi élevé justifie le recours à n’importe quel moyen, et notamment à la guerre. Quelle est la famille de pensée dans laquelle s’inscrit ce projet politique? Ont dit souvent que le programme de G.W. Bush, ou en tout cas cette partie de son programme, est élaboré par un groupe de néoconservateurs. Mais le terme de conservateur ne convient pas du tout ici, comme l’a du reste remarqué l’un d’entre eux: « Les néoconservateurs ne veulent en rien défendre l’ordre des choses tel qu’il est fondé sur la hiérarchie, la tradition et une vue pessimiste de la nature humaine. » (Francis Fukuyama dans le Wall Street Journal du 24 décembre 2002). Ces penseurs croient à la possibilité d’améliorer radicalement l’homme et la société, et ils s’engagent activement dans ce processus. Mais dans ce cas, ils ne méritent pas le terme de conservateurs – ni néo -. Un mot plus juste pour les désigner serait néofondamentalistes : fondamentalistes car ils se réclament d’un Bien absolu qu’ils veulent imposer à tous ; néo-parce que ce Bien est constitué, non plus par Dieu, mais par les valeurs de la démocratie libérale. Aucun de ces deux ingrédients n’est vraiment nouveau ; leur combinaison, en revanche, est inédite. Les fondamentalistes croient aux valeurs absolues, ils rejettent donc le relativisme ambiant, les excuses données aux entorses de la démocratie par les multiculturalistes, la langue de bois du « politiquement correct ». Cependant, n’étant pas conservateurs, ils veulent propager leur idéal dans le monde par la force. De ce point de vue, ils évoquent davantage l’esprit de la « révolution permanente ». Les origines de ce versant de leur pensée sont à chercher dans la gauche révolutionnaire antistalinienne Daniel Cohn-Bendit a donc à la fois tort et raison en qualifiant ces idéologues de « bolcheviques ». Critiques à l’égard de l’idéal bolchevique ou staliniste, ils ont gardé la structure de pensée des activistes : le monde est à refaire, ses problèmes doivent être résolus une fois pour toutes, éventuellement par les armes ; la liberté doit triompher. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve parmi eux, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, nombre d’anciens trotskistes ou maoïstes : le même esprit interventionniste qui refuse de se résigner aux imperfections de ce monde se manifeste ici et là, la même attirance pour la violence et l’action internationaliste. L’exportation de la révolution communiste au XXème siècle, appuyée au besoin par l’armée Rouge, est la précédente manifestation de cette structure de pensée – mais il est vrai que l’idéal promu était différent. Elle n’était pas la première pour autant. Au XIXème siècle, ce sont les puissances européennes, telles que la France et la Grande-Bretagne, qui engagent des guerres coloniales justifiées par l’idée qu’il faut apporter le Bien à tous. Ce Bien est alors équivalent à ce qu’on appelle la « civilisation » ; c’est en son nom que les colonisateurs exercent leur domination sur les pays d’Afrique et d’Asie. Plus tôt encore, les régiments de Napoléon apportaient les idées de la Révolution française – liberté, égalité, fraternité – à la pointe de leurs baïonnettes. L’idéal et la puissance, chaque fois, se cautionnent mutuellement. Dans la tradition encore antérieure, cette conjonction était à la base de l’ordre théologique-politique. Ces deux éléments étaient indissolublement liés : la royauté trouvait sa légitimation dans le droit divin, la loi religieuse fondait la loi humaine. Dans la doctrine chrétienne, ce sont en particulier certaines hérésies messianiques et millénaristes qui annoncent l’arrivée imminente du paradis sur terre et déclarent que tous les moyens sont bons pour l’accélérer. Les utopies communistes sont héritières de ces mouvements millénaristes, dont elles changent l’objectif final. Il en va de même des poussées millénaristes actuelles : ce qu’elles aspirent à imposer n’est pas une vie dans le Christ mais un ensemble de valeurs, incarné par les Etats-Unis, c’est-à-dire une variante de la démocratie libérale. La pensée qui anime cet aspect de la politique extérieure américaine n’est donc pas conservatrice, pas plus qu’elle n’est libérale (puisqu’elle impose l’unité au lieu de laisser subsister). Peut-on dire qu’elle est démocratique ?

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