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Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (11)

Un Si Mohammed Marnissi, l’inusable vice-président de la chambre locale d’Agriculture et du Commerce, personnifie bien cette réussite d’un capitalisme foncier qui associe les formes les plus archaïques de métayage tissées à force de dettes hypothécaires (tsania) et le recours, déjà, au machinisme et aux engrais. D’autres représentants de grandes familles et même des parvenus, comme les frères Sebti, spécialisés dans les cotonnades, ou Laghzaoui, le fondateur d’une compagnie de cars de souks à horaires indéterminés, troquent la figure de l’accapareur de produits de base et de l’agioteur contre le rôle de l’entrepreneur. Certains restent à Fès, comme Ahmed Laghzoui.
D’autres, tout en gardant pied dans leur ville natale, émigrent à Casablanca et installent leurs entrepôts rue de Strasbourg, au coeur de la métropole capitaliste, ou bien route de Médiouna, au centre du filet dans les mailles duquel se jettent les bledards. Eux aussi, comme les Chleuhs de la montagne semi-désertique, illustrent ce théorème de l’émigration énoncé par Robert Montagne: partir pour rester. Entre le dâr à la distinction retenue dans le quartier patricien du Deuh à Fès et la villa au luxe tapageur à Aïn Diab ou Anfa, les beaux quartiers de Casablanca, ils font encore le va et vient. Les affaires dans la ville atlantique. Les mariages, les circoncisions, les grandes réceptions festives et mortuaires dans la cité idrissîde. Ici, l’être. Là-bas, le faire.
L’élite du négoce s’adapte en jouant sur la conversion des rôles et la mobilité résidentielle. L’élite intellectuelle – à laquelle l’un des siens, Mohamed el Fassi impose, en qualité de recteur en 1941, la réforme à Qarawîyîn bon gré mal gré – s’ajuste à la présence honnie du rûmî en empruntant au modernisme oriental ses schémas de pensée salafistes et sa rhétorique passée au crible de la langue arabe épurée, enrichie, en un mot régénérée par la nahda (renaissance de l’outillage linguistique). Les artisans et boutiquiers ne disposent pas de ces recours et de ces alternatives.
Jusque vers 1930, ils profitent des hauts cours générés par la prospérité, qui se décline mondialement. Cette haute conjoncture est fouettée sur place par les achats massifs des ruraux en ville et les commandes du Protectorat: restauration du cadre bâti de la médina, amélioration de la voirie, matériel de bureau, fournitures à l’armée de la conquête. Elle est fouettée sur les crêtes de l’artisanat de luxe par les retombées d’un tourisme étranger fleurant bon la leisure class.
Mais la crise, qui se déclenche en 1932 et se prolonge jusqu’en 1937, déclenche une hécatombe des métiers, qui est enregistrée avec effroi par l’administration coloniale. La municipalité réagit bien sûr. Elle essaye de reconstituer le mécanisme du métier en créant des conseils de corporations, où l’amîn, un brave homme souvent dépassé de par sa vieillesse et, de surcroît, nommé par les autorités de contrôle, après consultation pour la forme de la corporation, est remplacé "par des jeunes, parfois de tendances nationalistes", constate Roger Le Tourneau, fin observateur de Fès dans les années 1930.
On se propose de "briser l’individualisme foncier de l’artisan marocain". Et c’est un fait que les premières expériences de coopératives d’achat de la matière première, en amont du stade de la production, et de vente des produits manufacturés, en aval, seront le fait des tisserands et dinandiers de Fès. On crée des caisses régionales d’épargne et de crédit pour consentir des prêts à taux modiques permettant aux artisans de renouveler leur outillage, en le modernisant. On institue des comptoirs artisanaux reliés à l’Office Chérifien des Exportations. On ouvre des écoles d’apprentissage artisanal. Des moniteurs européens encadrent les jeunes artisans établis à leur compte. Cette politique est activée par Noguès. Elle insuffle quelque oxygène aux gens des métiers.
On vise, à plus long terme, à modifier la culture des artisans: à les professionnaliser. On se propose de leur inculquer de "bonnes habitudes": se soumettre à des horaires fixes et à des normes de production garanties par le sceau de l’estampillage. On veut aussi leur inoculer le sens de l’épargne: réinvestir dans le métier l’argent dépensé périodiquement "en réceptions, en thé". Comme si être artisan était un métier régi par "l’ethos" ascétique du capitaliste manchestérien et non un mode de vie structuré par une économie du don et du contre don régulée par la fête comme dans toute civilisation non moderne: en somme contra Marcel Mauss, on fait dans Max Weber.
En réalité, la Résidence considère que le passage de l’artisanat à l’industrie est une loi de l’économie moderne et elle ambitionne moins un sauvetage défensif qu’une évolution par paliers. Après-guerre, deux coopératives à Fès, celles des patrons tanneurs et des céramistes potiers, survivent à la débâcle de l’idéal corporatiste discrédité par son expérimentation par le fascisme. Deux autres sont en gestation: celles des patrons babouchiers et des tisserands. Mais on renonce explicitement à stabiliser l’ensemble des artisans. Il ne s’agit plus que de "freiner leur disparition" en favorisant, par une aide à la formation et par une sélection des attributaires des crédits alloués, les plus aptes, qui se révèlent "dignes de subsister".
Ce darwinisme social n’empêche nullement l’artisanat à Fès d’atteindre un pic numérique à la fin du Protectorat. Les ruraux fraîchement débarqués prennent le relais. Le "secteur informel", théorisé après coup par les économistes contemporains, se substitue progressivement à l’artisanat ancien au cours d’une transition qui, à Fès, n’a été encore examinée ni par la statistique, ni par l’enquête de terrain.
À Fès, sous le Protectorat, seuls encore les jeunes collégiens et les nouvelles femmes de la bourgeoisie hadâriyya aspirent non pas à une transition en douceur, mais à la rupture ouverte avec la ‘âda: le carcan de la tradition.
Deux générations de collégiens se succèdent sous le Protectorat, dont l’histoire se confond avec l’émergence du nationalisme marocain: celle de 1930 et celle de 1944, les années charnière symbolisées par le dahir et le manifeste de l’Istiqlal. De l’une à l’autre, on perçoit non seulement la radicalisation de l’idéal politique, mais la bascule dans l’occidentalisation du vêtement et des pratiques culturelles. Dans les années 1920, les collégiens portent encore burnous et seroual sur des babouches. Et la shabîba – la catégorie d’âge juvénile où s’opère la métamorphose de l’adolescent à l’homme jeune – arbore le "fez" sur un vêtement européanisé ajusté au goût "oriental" du pantalon flottant et de la veste au drapé étudié. Ils sont à l’instar des pères qui, souvent, portent la djellaba sur le pantalon et la chemise européenne.

«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet – Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages.

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